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se récria vivement : « Ah ! vous injuriez Titien, dont les figures sont telles et ainsi faites qu’il vaut mieux être peint par lui que créé par la Nature. » Aussitôt, Tullia, ne pouvant rester à court d’hyperboles, s’excusa en ces termes : « Mais Titien n’est pas un peintre, son talent n’est pas de l’art, mais bien un miracle ! Je crois que ses couleurs sont composées de ces herbes merveilleuses qui, goûtées par Glaucus, le changèrent d’homme en Dieu. En vérité, ses portraits ont eu eux je ne sais quoi de divin, et, comme le ciel est le paradis de l’âme, il semble que, par ses couleurs, Dieu nous fasse le paradis de nos corps sanctifiés et glorifiés par ses mains. »

L’admiration pour le grand artiste, de tous côtés montée à ce top, se traduisait en faits aussi bien qu’en paroles. A ce moment, le pape Paul III et la famille Farnèse faisaient de nouveaux efforts pour l’attirer à Rome, tandis que Guidubaldo voulait l’emmener à Pesaro. En septembre 1545, contrairement aux avis de Guidubaldo, Titien, persuadé que ce voyage à Rome serait le seul moyen d’obtenir de nouveaux avantages pour son fils Pomponio, se décida enfin à accepter l’invitation pontificale. Le duc d’Urbin, malgré son dépit, prit la chose en grand seigneur et, redoublant de galanterie, lui offrit de se charger des soins du voyage. Il le mena lui-même de Venise jusqu’à Pesaro, et là lui donna une escorte de sept cavaliers et d’un nombreux domestique pour l’accompagner jusqu’au Vatican. La reconnaissance du maître éclate dans une phrase d’une de ses lettres à l’Arétin : « Adorez le seigneur Guidubaldo, compère ; adorez-le, car vraiment il n’est pas de bonté princière qui l’égale ! »

Ce tardif voyage à Rome est un des épisodes les plus curieux de la vie de Titien, l’un de ceux qui donnent le plus d’estime pour la modestie de son caractère et pour la solidité de son intelligence. Par malheur, il ne nous reste qu’une lettre de toutes celles qu’il y écrivit et nous n’avons le contre-coup de ses enthousiasmes que par les réponses de l’Arétin. Partout, c’est l’expression vive et chaleureuse d’une admiration ardente pour les belles œuvres qu’il voit, pour celles de l’antiquité et pour celles de ses contemporains ; partout le regret naïf et bien touchant, chez un vieillard de soixante-douze ans, unanimement acclamé comme un génie incomparable, rassasié d’honneurs et de gloire, de n’avoir pas vu plus tôt ces merveilles, de ne les avoir pas étudiées. « Que vous soyez peiné que ce caprice qui vous est venu maintenant de vous transporter à Rome ne vous soit pas venu vingt ans plus tôt, lui écrit l’Arétin, je le crois sans peine ; mais si vous en restez émerveillé dans l’état où vous la trouvez, qu’auriez-vous donc fait autrefois ? .. Ne vous perdez pas tellement dans la contemplation du Jugement de la chapelle que vous en oubliiez l’heure du départ ! » Quelques