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vice-roi de Naples la permission de la revoir une dernière fois et se mit à fondre en larmes. Si l’Offrande à Vénus est le poème de la beauté enfantine, la Bacchanale est celui de la beauté féminine. Philostrate n’y apparaît plus que comme un inspirateur éloigné. La joie de vivre qui s’en exhale est bien celle qui rayonne dans les vers harmonieux et plastiques des poètes antiques, mais la lumière et la couleur y sont toutes vénitiennes, comme la chevelure dorée des nymphes qui s’y mêlent aux bacchans enivrés, comme leur teint rose et leur lent sourire, comme leur geste nonchalant et leur grâce exquise. Jamais Titien, dans la plus triomphante maturité de son génie, ne devait retrouver cette allégresse printanière ni cette ardeur spontanée d’inspiration. Dans Bacchus et Ariane, l’artiste, sur les indications du duc Alphonse, s’attacha de nouveau à restituer une œuvre antique, l’une des tapisseries décrites par Catulle dans les Noces de Thétis et de Pélée. Avec quel merveilleux éclat l’Italien de la renaissance sut tirer parti de tous les détails que la brûlante imagination de son compatriote avait si vivement groupés quinze siècles auparavant ! Rien n’y manque, ni le brun satyre entortillé de serpens, ni les belles sonneuses de cymbales et de tambourins, ni le satyreau traînant en triomphe la tête de génisse comme un jouet sanglant. Dans l’élan hardi par lequel l’ardent aventurier se jette du haut de son char doré pour saisir la fugitive, quelle vive et pittoresque interprétation du fameux : Te quœrens, Ariadne ! Et quel admirable mouvement de couleurs pour donner tout son prix à ce mouvement surprenant des formes ! Là, comme dans les deux toiles précédentes, retentit pour la première fois, en toute liberté, cette musique savante des colorations expressives, pressentie par les Bellini et essayée par Giorgione, mais qu’aucun d’eux n’avait, avec tant de souplesse et tant de résolution, portée à ce degré inattendu de puissance harmonique et d’irrésistible séduction.

Pour les années qui suivent la livraison des Bacchanales, il y a, dans les archives d’Este, une lacune due à quelque ancienne destruction des pièces ; mais, à partir de 1528, la correspondance d’Alphonse et de ses agens, au sujet de Titien, redevient aussi active que par le passé jusqu’à la mort du duc en 1534. Quarante-deux ans après, lors de celle de Titien, on trouva encore dans son atelier une toile dont le sujet allégorique lui avait été donné par Alphonse de Ferrare. Jusqu’au dernier moment le maître illustre avait respectueusement conservé le souvenir de son premier protecteur dont les impatiences et les boutades n’avaient été, après tout, que les manifestations d’un enthousiasme trop passionné, mais qui avait puissamment contribué à le mettre en lumière et à pousser son génie brillant dans ses véritables voies.