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naturelle où il avait mis tout son savoir et tout son soin et qui serait l’un de ses meilleurs ouvrages : « D’ailleurs, ajoutait-il, la toile entière (il s’agissait du grand triptyque qui se trouve encore aujourd’hui dans l’église des saints Nazzaro et Celso à Brescia) la toile entière ne m’est payée que 200 ducats, tandis que cette figure seule vaut bien pareille somme. Le duc aurait donc grand tort de croire que ni pour moines, ni pour prêtres, je veuille me soustraire au service de Son Excellence, que je suis au contraire prêta servir à toute heure de jour et de nuit. »

Satisfait de cet aveu, Tebaldi, quelques jours après, vint, en curieux, voir le Saint Sébastien. Il se trouva dans l’atelier avec quelques amis de Titien, auxquels celui-ci ne cessait de répéter que c’était sa meilleure œuvre. Quand ils furent partis, l’ambassadeur s’approcha du peintre et lui dit, carrément, qu’à son avis, c’était perdre ce chef-d’œuvre que de le donner à des prêtres et de l’envoyer à Brescia, qu’il ferait beaucoup mieux de l’offrir au duc de Ferrare. Titien, surpris par la proposition, s’écria que c’était impossible, qu’il ne saurait comment s’y prendre pour commettre une pareille fourberie : « Qu’à cela ne tienne ! dit le Ferrarais, je vous en indiquerai le moyen : refaites-leur ce tableau avec quelques changemens. » Le peintre, cette fois, ne céda pas. En envoyant à son maître une chaleureuse description du Saint Sébastien, l’ambassadeur ne put donc que lui annoncer l’insuccès de sa tentative, l’engageant à n’en souffler mot, « de peur que le légat, ayant vent de l’affaire, ne lui fasse la mauvaise plaisanterie d’emporter le tableau. » Mais le duc avait saisi au bond l’idée suggérée par son ingénieux serviteur ; il lui écrivit, sur-le-champ, d’employer tous les moyens pour réussir, et les insistances de Tebaldi finirent, paraît-il, par vaincre les répugnances du peintre au sujet d’une action qu’il considérait d’abord comme une fourberie, una truffa. Seulement, à bout de résistance, Titien suppliait qu’on lui donnât vite une réponse définitive, afin d’avoir le temps de refaire l’exemplaire du légat. Bien entendu, on faisait au prince des conditions moins dures qu’à l’homme d’église : on se contentait de soixante ducats. Le duc éprouva-t-il alors un scrupule de conscience touchant la moralité de l’opération, ou craignit-il simplement les conséquences fâcheuses que pouvait avoir pour lui ce vilain tour joué à un représentant du saint-siège ? Toujours est-il que, malgré le succès des négociations, il revint de lui-même à des idées plus délicates ; il chargea Tebaldi, le 23 décembre, d’informer Titien « qu’ayant beaucoup réfléchi à cette affaire du Saint Sébastien, il s’était résolu à ne pas faire cette injure au révérendissime légat. « Que ledit Titien, ajoutait-il, s’occupe seulement de nous bien servir dans le