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achever cette peinture et qu’il faut de toute manière qu’il en vienne à bout ; autrement, nous en éprouverons un grand ressentiment et nous lui prouverons qu’il aura desservi quelqu’un qui saura bien le desservir à son tour et lui faire connaître que je ne suis pas de ceux qu’on berne. Et parlez-lui ferme, car nous avons décidé qu’il finirait l’ouvrage commencé, suivant sa promesse, et, s’il ne le fait pas, nous saurons bien aviser ; informez-moi immédiatement de sa réponse. » Ces grosses colères, heureusement, ne duraient pas. Quand Titien, quelques jours après, le 22 octobre, se rendit à Ferrare avec sa toile, le duc lui avait pardonné, et, durant toute l’année suivante, ne cessa de lui témoigner sa confiance en l’accablant de commissions. Il est vrai qu’il attendait alors de lui un autre travail, probablement la seconde toile pour le cabinet ; lorsqu’il vit, un an après, qu’elle n’arrivait pas, il recommença à s’impatienter. Tebaldi, loin de le calmer, lui transmettait toute sorte de bruits désagréables : le peintre travaillait pour vingt personnes à la fois, il était en pourparlers continuels avec un légat, Averoldo Averoldi, il avait fait pour ce prêtre un Saint Sébastien merveilleux ! A cette nouvelle, le duc se fâcha de rechef et reprit sa bonne plume : « Messire Jacomo, dit-il le 17 novembre 1520 à son fidèle agent, voyez à parler à Titien : dites-lui, de ma part, qu’à son départ de Ferrare il me fit bien des promesses… Jusqu’à présent, nous ne voyons pas qu’il en tienne aucune. Comme nous ne croyons pas mériter qu’il nous manque, invitez-le à faire en sorte que nous n’ayons pas de motif pour nous fâcher avec lui et qu’en particulier il s’arrange pour que nous ayons vite ladite toile. »

Tebaldi s’empressa d’exécuter cet ordre. L’entretien fut des plus animés. Le peintre allégua d’abord pour excuse qu’il n’avait encore reçu ni châssis, ni toile, ni même indication des mesures ; il avait donc pu croire que le prince renonçait à son projet. D’ailleurs, on n’avait qu’à lui envoyer ce dont il avait besoin et tout serait vite réparé ; il se chargeait de bien finir la peinture avant l’Ascension. L’ambassadeur, à ce mot, éclata de rire : « Maître, lui dit-il, vos raisons sont vraiment aussi artificieuses que votre peinture ; vous n’êtes pas moins habile raisonneur que peintre habile. Avouez, pourtant, avouez qu’ayant goûté à l’argent des prêtres, vous vous souciez bien moins qu’autrefois de servir mon maître. » Sur quoi Titien se confondit en protestations, jurant qu’il était prêt à tout faire pour le duc, même de la fausse monnaie, que jamais, au grand jamais, il ne faillirait à ses devoirs envers lui : « Eh bien ! répliqua Tebaldi, est-il vrai que vous venez de faire un Saint Sébastien dont tout le monde parle ? » Titien lui répondit que c’était la vérité, qu’il avait peint, en effet, un Saint Sébastien de grandeur