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Ferrare s’occupait assidûment des commandes qu’il faisait, non en simple amateur, mais presque en collaborateur. A plusieurs reprises, il envoie à Titien des croquis pour expliquer sa pensée, des notes pour préciser les conditions de l’éclairage ; de temps à autre, il vient lui-même à Venise, et, dans l’intervalle de ses visites, laisse à Tebaldi le soin de presser le peintre, soin dont le diplomate s’acquitte avec une ponctualité infatigable ; c’était probablement la plus grave de ses occupations.

A vrai dire, Titien, si laborieux qu’il fût, avait grand besoin d’être relancé. Depuis son dernier triomphe à Santa-Maria-dei-Frari, les commandes lui affluaient ; d’autre part, il retouchait de plus en plus ses toiles, les gardait indéfiniment dans son atelier, ne se décidait à les livrer qu’à la dernière extrémité. La vertu d’Alphonse d’Este n’était pas la patience ; il aimait à être servi promptement ; lorsqu’il eut attendu plus d’un an la livraison de la peinture, il commença à se plaindre. Son dépit était d’autant plus vif qu’il venait d’éprouver une autre contrariété au sujet de la décoration de son cher cabinet. Raphaël, après lui avoir fait espérer pendant plusieurs années une toile de sa main, lui avait à la fin laissé entendre qu’il n’y fallait pas compter, et le duc lui avait fait exprimer son mécontentement par son ambassadeur à Rome, Paolucci, en des termes qui, de la part d’un homme si violent, n’étaient rien moins que rassurans. « Il ne me plaît point d’écrire à Raphaël d’Urbin, suivant votre avis. Nous voulons que vous l’alliez trouver et que vous lui disiez avoir reçu des lettres de nous, par lesquelles nous vous écrivons qu’il y a aujourd’hui trois ans qu’il nous paie de paroles, que ce ne sont pas là façons d’agir avec des gens comme nous, et que, s’il ne nous satisfait pas en ce qu’il nous a promis, nous ferons en sorte qu’il connaîtra qu’il n’a pas bien fait de nous tromper. Ensuite, vous lui pourrez dire, comme venant de vous, qu’il fasse attention de ne point provoquer notre haine alors que nous lui portons de l’amour ; qu’ainsi, en tenant sa parole, il peut espérer se servir de nous, tandis qu’au contraire, en ne le faisant pas, il peut un jour attendre de nous des choses qui lui déplairont. Et que tout cela soit dit de vous à lui, seul à seul ! » Après avoir fait si vertement admonester le Romain, Alphonse se retourna, pour le tancer à son tour, du côté du Vénitien, qui ne déclinait point, il est vrai, comme son jeune confrère, l’honneur de le servir, mais qui n’y mettait point, selon lui, un suffisant empressement. Il chargea naturellement Tebaldi de cette agréable besogne : « Messire Jacomo, lui écrit-il le 29 septembre 1519, nous pensions que le peintre Titien devait enfin une bonne fois achever notre peinture. Comme nous voyons qu’il n’en tient pas grand compte, nous voulons que vous alliez le trouver au plus vite. Vous lui direz de notre part que nous nous émerveillons beaucoup qu’il ne veuille pas