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ni démons, n’étant pas, en général, même les plus grands, plus exempts de faiblesses qu’un simple homme d’état, un misérable écrivain ou un vulgaire bourgeois. Leur caractère, comme celui de leurs protecteurs, n’est qu’un mélange infiniment variable de qualités et de défauts ; cette variété même qui est la source de leurs talens est aussi, presque toujours, la cause de leur propre destinée. Aucune époque n’est plus favorable à des constatations de ce genre que le XVIe siècle en Italie, car nulle part, dans aucun temps, la passion pour les arts ne fut à la fois si générale et si profonde, nulle part elle ne s’est manifestée avec plus d’ardeur dans un milieu social plus coloré et plus sensible. Grâce aux récentes découvertes de l’érudition, l’un des maîtres de la renaissance qu’on peut aujourd’hui le mieux étudier dans sa vie et dans ses rapports avec ses contemporains, est l’illustre chef de l’école vénitienne, Tiziano Vecellio, celui que nous appelons familièrement, comme ses compatriotes des lagunes, Titien ou le Titien. La grande quantité de documens extraits des archives de Venise, de Mantoue, de Parme, de Modène, de Simancas, par MM. Lorenzi, Braghirolli, Ronchini, Campori, Crowe et Cavalcaselle, venant se joindre aux travaux de Cadorin, à la correspondance de l’Arétin et aux témoignages des contemporains, nous permet désormais de suivre avec autant de clarté sa glorieuse carrière que celles de Raphaël et de Michel-Ange[1].


I

Dans le livre ingénieux et paradoxal qu’il appelle Histoire de la peinture en Italie, Stendhal intitule un de ses chapitres : Malheur des relations avec les princes. C’est une série d’anecdotes à propos de Michel-Ange et de ses démêlés avec les papes. Le vieux Florentin était méditatif, irascible, opiniâtre ; les papes avaient des habitudes d’autorité absolue, arrivaient tard au pouvoir, étaient pressés d’en jouir : il n’est point surprenant que, du choc de pareilles natures, aient pu jaillir parfois des éclairs de violence. Mais ce qui est vrai pour Michel-Ange ne l’est déjà plus pour Raphaël, dont l’humeur affable et douce s’accommodait fort bien de la vie des cours. Cela l’est moins encore pour Titien, que Stendhal, sans le nommer, semble avoir visé, avec quelque malignité, dans le même chapitre : « Il faut que l’artiste se réduise strictement, à l’égard des princes, à sa qualité de fabricant, et qu’il tâche de placer sa

  1. On trouvera la plupart de ces documens dans la monographie qui va paraître à la librairie Quantin et Cie : Titien, par George Lafenestre, 1 vol. in-f°, orné de nombreuses gravures et reproductions.