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miséricorde, comme une trêve de Dieu en faveur du faible, il l’applique bien au-delà de ce que la tradition des hommes pieux avait déjà sanctionné. Il veut que l’esclavage cesse la septième année ; il veut même que la terre ait son sabbat, et, comme à ses yeux la pauvreté des uns vient de la richesse des autres, il s’imagine que ce sabbat de la terre sera très favorable aux pauvres. Cette loi ne fut certainement jamais appliquée ; l’idée qu’une telle institution serait bonne pour les pauvres suppose une économie politique assez naïve. Les préceptes sur le prêt, sur le gage, sont aussi plutôt inspirés par un sentiment d’humanité que par un esprit positif de légalité. Il en est de ces passages comme de tant de préceptes de l’Évangile, insensés si on en fait des articles de code, excellens si on n’y voit que l’expression hyperbolique de hauts sentimens moraux.

Plus tard, on exagéra encore les paradoxes humanitaires de notre prophète. Les organisateurs du second temple voulurent que l’année sabbatique tombât en même temps pour toute la nation, ce qui eût été établir la périodicité de la famine. Leur imagination de l’année jubilaire acheva le cycle des utopies qui ont fait de la Thora le plus fécond des livres sociaux et le plus inapplicable des codes. L’erreur des écrivains de législation comparée, qui mettent en parallèle les lois du Pentateuque et celles des autres peuples, est de méconnaître ce point fondamental que les lois du Pentateuque ne sont pas des lois réelles, des lois faites par des législateurs ou des souverains, ayant été promulguées, connues du peuple, appliquées par des juges ; ce sont des rêves d’ardens réformateurs qui restèrent en leur temps sans application dans l’état, qui ne furent réellement observées que quand il n’y eut plus d’état juif, et d’où devait sortir non une société complète, une polis, mais une ecclesia, une société religieuse et morale vivant, selon ses règles intérieures, sous le couvert d’un état profane, fortement organisé.

Le Livre de l’Alliance fut, en réalité, le père de tous les codes qui suivirent. S’il n’a pas été adopté comme le Décalogue pour la loi morale de l’humanité tout entière, c’est qu’il appartenait trop particulièrement au royaume du Nord et qu’il renfermait une part considérable de législation civile, dénuée de caractère absolu. La rédaction hiérosolymitaine, dite élohiste, qui a donné au monde le récit initial : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre… » devait fournir à la conscience religieuse du genre humain un élément encore plus essentiel, une législation courte, d’un caractère exclusivement moral, pouvant convenir à toutes les races, exprimée en cette forme concise et, si j’ose le dire, cordée, pour laquelle l’ancienne langue hébraïque possède un don spécial.