Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/527

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ravissante : devant nous, la crête brûlée de soleil de Tchoufout-Kalé, la forteresse et les ruines suspendues au bord du précipice ; derrière nous, le désordre des monts de Crimée, la plupart taillés en tables isolées comme celui d’où nous venons, séparés par les vallées forestières où coule le Salghir. Ces éminences vont se perdre dans la steppe, du côté de Simphéropol, qui blanchit à l’horizon.

Mais le pittoresque sauvage des sites n’est pas ce qui retient ici ; l’intérêt est absorbé par ces échantillons si tranchés des plus vieilles, des plus mystérieuses espèces humaines. Voici, dans un rayon de deux kilomètres, quatre races juxtaposées ; les Tatars de Baktchi-Saraï, dernier débris de l’empire des Mongols ; les Tsiganes, tels qu’ils sortirent de la plaine du Gange ; les Karaïtes, branche détachée du tronc de Juda ; enfin les Russes du monastère de l’Assomption : des Touraniens, des Aryas, des fils de Sem et de Japhet. Quatre races, quatre langues, quatre types physiques reconnaissables au premier coup d’œil, et trois religions ; car il serait arbitraire de vouloir déterminer celle des Bohémiens. Depuis un temps immémorial, ces élémens vivent côte à côte, aujourd’hui en parfaite intelligence, mais sans qu’une goutte de sang passe jamais de l’un dans l’autre, sans plus se mêler que des eaux réfractaires qui couleraient dans le même lit. L’Orient menteur nous en impose parfois sur la beauté de ses paysages et de ses monumens ; nous avons mieux chez nous ; mais voilà ce qu’il peut seul montrer, les couches visibles de l’ancienne histoire, le tableau synoptique des races, irréductibles à toute fusion. Rien de pareil n’est concevable dans notre Europe broyée par la civilisation. Ceux qui n’ont pas vu ici ce tableau comprendront difficilement l’attrait qu’il exerce, les pensées qu’il fait naître, les clartés qu’il jette sur tous les problèmes humains.

Il le faut pourtant quitter, cet Orient retrouvé sur ma route au bout de la Russie. Je lui dis encore une fois adieu dans le khân de Baktchi-Saraï, assis près de ces hommes silencieux, rêvant avec eux au parfum des narghilés, sous le treillage de vigne où tremblent les étoiles, par cette nuit très douce. Dans quelques heures, le train m’aura porté aux premières brumes d’automne qui déroberont le ciel du sud ; dans quelques jours, aux premières neiges d’hiver, à Pétersbourg. Le train roule, et sur le fond radieux de la mer s’évanouissent les belles visions, côtes de Crimée, palais, forêts d’Asie, montagnes lumineuses, et aussi Sébastopol, avec ses braves morts qui dorment là dans leur gloire. Visions d’un instant que l’oubli pâlira vite. Il fallait se hâter d’en fixer quelque chose, tandis qu’elles sont encore vivantes devant les yeux.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.