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musique, les aubades qu’ils vont donner aux riches Tatars, quand ceux-ci les appellent pour un mariage on pour une fête.

Le chemin s’élève dans une gorge étroite, escarpée ; les parois de roche tendre qui la dominent sont trouées de petites excavations naturelles, aménagées en grottes profondes par la main de l’homme. Ce phénomène se reproduit dans toute cette partie déserte des monts de Crimée. Au moyen âge, ces grottes servaient de refuge aux populations persécutées qui se succédaient ici ; chaque fois que le pays changeait de maîtres, les débris des vaincus disparaissaient dans les terriers de la montagne et y menaient une existence de troglodytes. A l’entrée de la gorge, là où ce système de catacombes aériennes a son plus grand développement, des moines russes ont pratiqué dans le roc de petits ermitages. Les cellules et les chapelles, reliées par des escaliers, par des galeries de bois en surplomb, ont fini par devenir une communauté, le monastère vénéré de l’Assomption. Le dessin pourrait seul rendre l’étrangeté pittoresque de ce couvent, tantôt englouti dans la muraille, tantôt suspendu à ses aspérités, et qui rappelle à l’œil la thébaïde de Mar-Saba en Judée. Un verger de noyers couvre les terrasses inférieures ; en ce moment les novices sont occupés à gauler les noix sous la surveillance, de l’igoumène ; cette scène naïve donne au paysage une ressemblance de plus avec les tableaux des primitifs italiens. Dans un des oratoires intérieurs, révélé seulement par sa fenêtre taillée en pleine roche, quelques pèlerins sont prosternés derrière le religieux qui psalmodie l’office. De ce trou de pierre, le murmure de l’interminable litanie tombe dans le ravin, lent, égal, monotone, comme un filet d’eau. Un roucoulement l’accompagne, sorti là-haut d’autres fentes du roc, où une bande de pigeons niche au-dessus des cénobites. De ces moines à ces oiseaux, la décroissance de la vie pensante est presque insensible ; tant est sommaire la pensée des premiers, engourdie dans sa pieuse tranquillité. Ils ont atteint cet anéantissement de l’esprit, — il faudrait dire ici cette pétrification dans la roche, — qui a toujours été pour l’Orient l’idéal des saintes béatitudes. Ces hommes procèdent directement du bouddhisme hindou. Sous des expressions théologiques différentes, c’est la même accalmie du cerveau, la même communion inconsciente avec la nature, la même fraternité avec les oiseaux et les arbres, dans un couvent de Ceylan et dans le monastère de l’Assomption en Crimée.

Un sentier pierreux monte à gauche, bientôt remplacé par un escalier dans le grès ; les chevaux gravissent d’un pied assuré les dernières marches, ils franchissent la poterne d’une enceinte de murailles, rattachée à une forteresse génoise. On débouche sur la vaste table qui forme le sommet de cette montagne, isolée de tous