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lui-même, il se sent plus haut que dans les villes fameuses où il a accumulé les merveilles des arts et de la civilisation. Dans aucun ordre d’idées, la raison n’est mieux convaincue de sottise par l’évidence de la conscience. La guerre est un mystère, comme la contradiction des sentimens qu’elle suscite ; il est fou de vouloir l’expliquer, il est également coupable de ne pas la détester et de ne pas l’admirer. Les canons peuvent rouler, les clairons peuvent sonner sous ces tombes ; ils troublent notre entendement, ils ne troubleront pas ces morts, car sans doute ceux-là savent le secret.


Baktchi-Saraï, 21-25 septembre.

Qu’on a vite fait de changer de monde ! Me voici tombé ce soir dans une petite ville d’Anatolie, assis au bord de la fontaine, sous un berceau de vigne, dans la cour à ciel ouvert d’un caravansérail turc. Je me crois revenu à Nicée ou à Brousse ; c’est la nudité du khan classique, le pauvre et pittoresque attirail de la vie musulmane ; une galerie carrée, avec son alignement de cellules meublées d’un divan, donnant de plain-pied dans la cour intérieure ; au centre, la boutique du cafetier-barbier, toute reluisante d’instrumens de cuivre jaune ; un jeune Tatar se démène au milieu de ses petites tasses, il apporte le café et les narghilés à ses cliens, de graves personnages, très déguenillés, très nobles, parlant peu et bas, accroupis en contemplation devant l’eau fascinatrice, assoupis par le glou-glou des bouteilles, d’où monte la vapeur du tabac de Perse. Un portail ouvre sur la rue ; là passent, une lanterne à la main, traînant leurs babouches, des vieillards aux turbans verts ; ils s’arrêtent à causer devant les établis où les artisans, assis sur leurs talons, travaillent sous les yeux des promeneurs. Ces échoppes d’une rue turque semblent une enfilade de scènes en plein vent, comme celles de nos fêtes foraines, où le commerce oriental donnerait la représentation perpétuelle de ses arts et métiers : bourreliers, maroquiniers, tourneurs, fabricans de pipes, étalages de fruits et de sucreries ; industries toujours les mêmes, enfantines, répondant à des besoins très simples, mais réjouissantes pour l’œil et formant autant de petits tableaux composés à souhait.

Baktchi-Saraï est l’ancienne capitale des Tatars de Crimée, confirmée dans ses privilèges par Catherine II et demeurée jusqu’à ce jour exclusivement musulmane. Bien qu’elle compte près de 20,000 habitans, cette ville n’est guère qu’une longue rue, déroulée au bord du Djurouk-Sou dans un pli de montagne, entre Simphéropol et Sébastopol, à deux heures de cette dernière. Les Tatars y vivent et se gouvernent à leur mode autour de leurs mosquées, de leurs écoles,