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d’Orient avant l’année 1854 ; on en peut parler après ce long temps. La seule impression nette qui se dégage de l’interminable débat sur les lieux-saints, c’est que nous eussions dû en bonne justice faire la guerre aux Turcs ; forts de leur faiblesse, ils jouèrent jusqu’à la dernière minute un double jeu ; ils lassaient la patience de nos agens en leur marchandant les satisfactions promises, ils nous trompaient tout autant qu’ils trompaient les Russes. On objectera que ce débat était un prétexte sous lequel s’agitait la grosse question de la prépondérance en Orient. Nous l’avons reconquise pour une heure ; mais, à moins de recommencer la guerre de Crimée tous les dix ans, pouvions-nous espérer que notre main, étendue si loin, arrêterait un torrent qui roule fatalement sur sa pente ? Nous sommes allés faire une digue, puis nous sommes rentrés chez nous ; le torrent, lui, ne cesse pas de couler, il agit chaque jour, il tourne l’obstacle quand il ne le brise pas ; des voisins immédiats pourraient seuls le contenir. Cette prépondérance, d’ailleurs, au profit de qui l’avons-nous relevée sur les mers du Levant ? Pour nous ou pour nos alliés de 1854 ? L’histoire s’est chargée de répondre. Insensiblement, l’histoire nous a éliminés sans pitié de l’Orient, — j’entends celui qui confine à la Mer-Noire, — elle a rejeté notre activité, nos ambitions, nos vues d’avenir sur d’autres points du globe. Pour qui ne se paie pas de phrases et de formules d’étiquette, nous ne sommes plus que des spectateurs désintéressés dans les conflits orientaux. Après une courte période, tous les résultats de la guerre de Crimée sont anéantis ; au point de vue de ses conséquences pour nos intérêts actuels, cette guerre est un épisode aussi éloigné de nous que la première croisade. Il est douloureux de constater cette stérilité sur le terrain même qui fut arrosé de notre sang et consacré par tant de sacrifices.

Du moins, si la guerre de 1854 n’a pas produit d’effets utiles, elle n’en a pas produit de mauvais. Ce rude choc nous a mêlés à la nation ennemie plus que n’avaient fait des siècles de rapports pacifiques. On l’a remarqué bien souvent ; jamais lutte aussi acharnée ne laissa entre les combattans moins de levains de haine. J’ai surpris quelquefois, dans les couches profondes du peuple russe, la trace d’anciens ressentimens contre nous ; j’ai en un jour l’agrément d’entendre mon cocher activer son cheval avec ces mots : « Hue donc, Français ! » Mais les ressentimens et leur expression naïve datent de 1812. L’affaire de Crimée n’y entre pour rien. C’est qu’en Crimée la fierté nationale ne reçut aucune blessure, tant l’honneur et le courage furent également partagés entre les vainqueurs et les vaincus ; à mieux dire, il n’y eut pas de vaincus ; la défense d’une ville presque ouverte, prolongée durant une année, a été pour les