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reconnaissance qui emporte mon esprit, encore tout plein du grave plaisir qu’il a trouvé dans cette lecture.

Au sommet de la montagne de la ville, sur le front escarpé qui regarde les ravins, une plantation d’arbustes malingres porte le nom de boulevard historique ; c’est l’emplacement du quatrième bastion, — le bastion du Mât des alliés ; — on sait que ce point était la clé de la défense ; il est resté pour l’imagination des Russes le lieu héroïque et sacré entre tous, celui auquel se rattachent les plus terribles souvenirs d’efforts et de souffrances. Pendant longtemps, dans leurs armées, les officiers du quatrième bastion bénéficièrent d’un prestige d’estime et de curiosité ; ce n’étaient plus des hommes comme les autres. Tolstoï, qui fut un de ces officiers, a raconté comment on vivait et l’on mourait au quatrième bastion. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié ces pages saisissantes, ils se rappellent peut-être le petit chemin où les bombes éclatent dans les convois de blessés, où les soldats et leurs chefs, ceux qui vont au feu et ceux qui en reviennent, se croisent avec des sentimens mêlés de crainte, de résignation, d’orgueil et d’horreur. Ce chemin, c’est le boulevard historique d’aujourd’hui. Il aboutit au fossé ; voici, dans l’épaisseur de l’épaulement, les chambres casematées où l’on devisait en jouant aux cartes, en attendant son tour de monter sur ce parapet d’où l’on ne revenait guère. Au-delà du parapet, le sol est bouleversé, comme labouré par une charrue furieuse qui l’aurait défoncé en tous sens. Sur tout le parcours du front d’attaque, long de 7 à 8 kilomètres, la terre a le même aspect ; elle est saturée de 1er comme aux alentours d’une mine, elle a gardé l’ensemencement stérile des quinze cents bouches à feu qui la travaillèrent durant douze mois, sans un jour de relâche.

De l’autre côté des ravins, on entre dans les lignes de l’assiégeant. Sur la droite, le plateau de Chersonèse déroule jusque vers Kamiesch l’emplacement des camps français. Une maison cachée dans un bouquet d’arbres est le seul point vivant ; c’est la même qui servit de quartier-général à Pélissier. En tirant vers le nord, on dépasse le Grand-Redan, les attaques anglaises, le Mamelon-Vert, tous ces lieux qui ont rempli le monde du bruit de leur nom, aujourd’hui si vides et si tranquilles. Ce n’est que cela, ces petits champs de pierraille, dont la possession fut payée au poids de la chair humaine ! Un chemin aux pentes très raides conduit à la tour Malakof. Le mot tour est ambitieux pour cette espèce de corps de garde, élevé seulement de quelques mètres. On sait comment une poignée de défenseurs s’y maintint, fusillant par ses embrasures nos soldats maîtres de l’ouvrage. A Malakof, comme au quatrième bastion, les Russes ont planté un maigre jardin sur le rempart effondré ; ils ont