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mamelon de la ville, avec ses maisons neuves et ses ruines étagées sur les croupes ; à gauche, la falaise et les petites anses de la rive septentrionale, dominée par la montagne des « Tombeaux fraternels. » En face, le faubourg de Karabelnaïa arrondit son éperon dans le fond du golfe, avec ses arsenaux, ses chantiers, ses docks de radoub. Quel admirable port ! Si l’on excepte la Corne d’or, je n’en connais pas de plus vaste et de plus sûr dans les eaux du Levant. La nature a tout fait, il n’est pas besoin d’une seule jetée pour y rompre la mer ; par les plus gros temps, le lac intérieur de la baie du Sud, coudé sur le golfe principal, offre un abri tranquille et profond à toute une flotte. Au-dessus des chantiers de Karabelnaïa, sur un vaste terre-plein, une masse imposante arrête tout d’abord le regard ; le soir, aux clartés de la lune, elle fait songer au Colisée de Rome. C’était un corps de casernes, bombé en hémicycle sur le port ; il couvrait d’un seul tenant tout le plateau et pouvait loger une armée. De ces bâtimens il n’est demeuré qu’une muraille circulaire, trouée de milliers d’ouvertures, qui fait écran sur le ciel. Adossée à cette gigantesque ruine, au sommet d’un socle fort élevé, la statue de bronze de l’amiral Lazaref commande toutes les eaux des rades ; c’est d’un grand effet. Par-delà ces premiers plans, des assises de roches calcaires, coupées par des ravines, se redressent et vont rejoindre à l’horizon les plateaux d’Inkermann, les crêtes du mont Sapoun ; paysage vide de végétation et d’accidens, stérile et poudreux comme les abords d’un polygone. On n’y distingue qu’un point blanc sur la première ligne des hauteurs ; c’est Malakof.

Toute l’activité de Sébastopol est concentrée sur le port militaire et dans les docks d’armement. On y travaille jour et nuit, la nuit, à la lumière électrique. Mais il ne faut pas s’attendre à trouver ici une forêt de mâts. Comme la Russie a fait grand bruit de ses efforts et de ses espérances, on s’imagine que la nouvelle flotte de la Mer-Noire est déjà une réalité. Voici à quoi elle se réduit : un cuirassé à flot, non armé encore, le Tchcsmé, inauguré récemment par l’empereur ; un second cuirassé, le Sinope, en construction sur les chantiers. Pour le surplus, quelques avisos, et des monstres aux formes étranges, lamentablement emprisonnés dans les bassins ; ce sont les popofki, les fameux nateaux circulaires pour lesquels l’expérience a été si cruelle. Parmi eux la Livadia, le yacht impérial du même type, semblable à un château flottant, — qui ne flotterait pas. Il est aujourd’hui désarmé. Entre les gros navires serpentent les longues flèches d’acier des torpilleurs. Par les soirées les plus claires, quand ces engins invisibles courent sur la rade, on n’aperçoit que leurs fanaux, errans sans corps comme des feux-follets. Les marins que je rencontre ont bonne tournure, des hommes alertes, dégagés, bien tenus.