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monde de toute sorte, des négocians, des oisifs, des officiers, des fonctionnaires et même deux prêtres catholiques, des Polonais sans doute ; aucune particularité de leur costume ne les trahit, mais on reconnaît sur leurs fronts le caractère indélébile, le pâle reflet de la lampe de l’autel. Sur la galerie extérieure, une fanfare joue la sérénade de Schubert. Tandis que la nourriture et le vin font remonter de la chaleur dans tous ces cerveaux, les ondes musicales viennent les frapper avec des effets divers. On devine ces effets aux expressions fugitives qui passent sur les visages entre deux bouchées : béatitude, sentimentalité vague, mélancolie, effort de mémoire. Pour la plupart, la musique n’est qu’un excitant qui redouble l’activité de leur pensée du moment ; pensée de lucre, projet d’ambition, inquiétude de santé, idée gaillarde, réflexion abstraite. Chacun se compose un masque et serait désolé qu’on pût voir dans l’intérieur de sa petite boîte, sans se douter que les petites boîtes, mues par des rouages identiques, sont faciles à pénétrer. Ils suivent leur préoccupation de l’instant avec de faibles à-coup de volonté qu’un verre de vin suscite, qu’un second verre éteint. Heureuses gens ! ils arrangent le monde au gré de la pensée qui les amuse ; pas un ne s’épouvante et ne se décourage à l’idée que son crâne est un petit clapet, employé pour faire nombre dans une immense machine ; à l’idée que la vie universelle poursuit son travail, qui seul a un sens, avec leurs mille petites affaires privées, qui n’en ont point. Pas un ne se dit que cette vie impitoyable va bientôt utiliser ces crânes sous une autre forme ; quand, disséminés sous terre en vingt endroits, la vie reprendra leurs élémens pour recomposer des combinaisons nouvelles du grand jeu. Que restera-t-il alors des millions de pensées qui viennent d’être produites par ces cerveaux, depuis une heure seulement, dans la salle à manger de l’hôtel de Russie ? Où va et à quoi sert toute cette poussière d’idées ? Elle existe pourtant, une fois produite ; elle ajoute aux effroyables quantités idéales qui s’accumulent dans le monde. Les petites boîtes n’en ont pas souci, elles continuent de fonctionner avec plus de rapidité, activées par l’effluve vital de l’estomac, par le sang nouveau qu’elles s’incorporent. C’est risible ; et pourtant, si l’on touchait certains ressorts connus, dans cette minute où elles sont bien préparées, on leur ferait accomplir des actes sublimes ; avec telle parole, tel spectacle, telle note de musique d’un effet sûr, on inciterait presque tous ces hommes aux héroïsmes qui tirent des larmes ; le marchand sacrifierait ses plus chers intérêts, la femme dévouerait sa vie, le soldat irait se faire tuer, le prêtre se faire martyriser. Rien que pour se procurer cette mangeaille, des cerveaux pareils créent depuis des milliers d’années des inventions absolument belles ; belles de la beauté mathématique, sur laquelle aucun doute ne peut mordre.