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mauresques d’Aloupka sont désertes, avec un air abandonné. Dans le labyrinthe des allées du parc, je ne rencontre qu’un vieux musulman. Il regagne là-haut son village ; je le suis, je vais m’asseoir devant une petite auberge, accolée à l’élégante mosquée bâtie par Voronzof pour ses Tatars. Soudain une cantilène bien connue retentit au-dessus de ma tête ; c’est le muezzin, qui de la galerie du minaret appelle les croyans à la prière de midi, Rismillah il Allah, Mohammed raçoul Allah ! Que de fois je l’ai entendue, cette incantation de mes années vagabondes, en Asie, en Syrie, en Roumélie ou en Égypte ! Mais ici la voix rauque du muezzin est plus faible ; découragée et soumise comme sa race et sa religion, elle parle bas sous le palais du maître moscovite. Elle n’a plus confiance en elle-même. La prière de l’imam tatar s’en va suppliante par-dessus la mer, vers Stamboul et La Mecque, vers Allah qui l’a abandonné au pouvoir de l’infidèle.

Au-delà d’Aloupka, la Corniche se resserre, les terrains cultivés et boisés sont rabattus vers la plage. La petite anse de Siméïs abrite un dernier groupe d’habitations sous les rochers qui ferment la côte à l’ouest. Je pousse jusque-là pour saluer d’anciens amis. Le hasard a réuni dans cette retraite, à dix minutes de distance, les deux hommes qui ont exercé peut-être l’action la plus marquée sur les destinées de la Russie depuis un quart de siècle : le général Milutine et le général Ignatief. Le premier a dit adieu au monde, il plante ses vignes avec le détachement de Cincinuatus ; la mer sa voisine lui murmure depuis longtemps que tout est naufrage et vanité. Le second n’est ici qu’un passant : toujours prêt pour l’action, avec sa verve intarissable, son entrain juvénile, son affabilité proverbiale. Au bord de cette baie ensoleillée, dans ce paysage d’Asie, entouré de serviteurs turcs, Nicolas Pavlovitch peut se croire encore à Buyukdéré ; ce qu’il écoute dans les flots de la Mer-Noire, c’est le bruit vivant qu’ils apportent de Constantinople, ou cet autre tapage qu’ils recueillent depuis quelques jours sur leur rive bulgare. Les heures passent rapides à causer des souvenirs communs du Bosphore, à évoquer des figures mortes, de l’histoire contemporaine déjà refroidie. Nos rêves inégaux d’il y a quinze ans sont aujourd’hui bons à mettre ensemble ; calculs de puissance pour le faiseur d’empires, chimères plus légères pour le voyageur ; quand elles fuient sous le vent au crépuscule, toutes les fumées ont la même couleur.

Rentré ce soir à Yalta, je retrouve dans la salle à manger de l’hôtel de Russie le public de baigneurs. Quand on a vu dans la journée tant de beaux arbres, il ne faudrait pas voir des hommes ; les hommes semblent moins beaux. Oui, mais qu’ils sont curieux ! Surtout à cette heure, dans cette fonction, chacun retranché derrière sa petite table, mangeant et pensant isolément. Il y a là du