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replis de ce vallon, il vient aboutir dans la cour d’honneur d’Aloupka. C’est la résidence que Voronzof avait choisie pour en faire la capitale de son petit état de Crimée ; là son génie fastueux s’efforça de rivaliser avec les Mille et une Nuits.

Qu’on se représente la scène légèrement inclinée d’un théâtre, dont la cuvette de mer serait le parterre et la muraille du Yaïla la toile de fond. Cette muraille atteint ici sa plus grande hauteur sur un plan rigoureusement vertical ; elle sert de piédestal à la dent de l’Aï-Pétri, le point culminant de la chaîne ; ce bloc brillant découpe ses déchirures sur le ciel, égal et sombre de ton comme une table de lapis. La paroi de roche polie réverbère la clarté que lui envoie le miroir des eaux. Sur ce fond de tableau surgit un palais arabe, bâti en marbre gris bleu de Gaspra. Au centre de la façade qui regarde la mer, la grande porte de l’Alhambra de Grenade, reproduite avec les dimensions et toute l’ornementation de l’original ; colonnettes et caissons de stuc blanc, inscriptions kouliques en faïence verte. De ce porche monumental, où s’encadre l’horizon de la Mer-Noire, un escalier descend vers la grève ; des lions en marbre de Carrare gardent les extrémités des degrés ; l’autre jour, en passant au large, nous distinguions de fort loin ces grands animaux blancs, qui semblaient une avenue de sphinx d’Egypte. Devant les ailes du palais règnent des terrasses disposées en jardins d’hiver ou couvertes de berceaux de vignes ; les énormes sarmens sortent d’un massif de fleurs odorantes ; par-dessus les parapets de ces terrasses, on entrevoit le scintillement des vagues à travers un épais rideau de caroubiers, de figuiers, de myrtes et de tamaris. Autour des bâtimens d’habitation, depuis les plus hautes pentes jusqu’à la plage, le parc déploie ses trésors de végétation, essences rares, bois de magnolias hauts et touffus comme des futaies de chênes, allées de cèdres et de cyprès, noyers, sycomores, plus parasols isolés sur de vertes pelouses, dont le gazon va défier la morsure des flots.

Ce château est vraiment seigneurial et peut loger tout le rêve des plus exigeans. Les palais du sultan, à Constantinople et sur la côte d’Asie, sont plus considérables ; mais ils ne sauraient lutter avec Aloupka pour la magnificence de certains détails, pour la beauté du site et des jardins. Un Russe de la première moitié de ce siècle pouvait seul concevoir et exécuter cette féerie orientale. Rencontrée en Russie, elle donne la même impression de gageure que ces bals du Palais d’hiver, connus sous le nom de Bals des palmiers, quand, par vingt degrés de froid, on arrive sur un chemin de neige dans une salle transformée en serre tropicale, où les femmes décolletées sortent de leurs fourrures sous une voûte de palmiers, d’orangers et de camélias en fleurs. La Russie n’aime que l’impossible, et elle en a vite la lassitude. Les hautes salles