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vu en Grèce ou en Syrie. Dans la belle saison, on démonte les serrés immenses qui abritent les plantes plus délicates ; le promeneur a l’illusion de rencontrer en pleine terre l’arbre à thé, l’oranger, le camélia. Les eaux vives sont abondantes, la fraîcheur est délicieuse, tout croit avec une énergie folle : les gazons, les fleurs et les feuillages ont encore leur éclat de printemps. La nature montre peut-être des fantaisies plus curieuses près de l’équateur, dans ces lointaines îles du rêve où le Pacifique dort sous des feuilles et des fleurs monstrueuses ; mais ici la main de l’homme l’a savamment aidée, je doute qu’elle ait ailleurs plus de variété et plus de grâce. L’Éden devait être fait de la sorte, et l’on cherche involontairement dans ces massifs l’arbre de la science du bien et du mal. On y trouve du moins l’arbre de la poésie, un cyprès planté de la main de Pouchkine. En 1820, comme le poète se rendait dans son exil de Bessarabie, il passa quelques semaines à Yoursouf. Une famille amie l’y retenait, et une personne de cette famille fit sur lui une profonde impression. Ses lettres de cette époque montrent son imagination enivrée des splendeurs qui l’entouraient ; dans les poésies de sa jeunesse, les vers mélancoliques reviennent toujours errer autour du lieu charmant


Où dorment le doux myrte et le sombre cyprès.


Après avoir payé mon juste tribut d’admiration à Yoursouf, oserai-je dire au jardinier de ce domaine combien j’ai été affligé par les nymphes de zinc, aussi répréhensibles de galbe que de métal, qui pleurent dans ces bassins sur leur laideur vulgaire ?

Au sortir de la forêt enchantée, on passe brusquement dans la misère pittoresque du village tatar. Les masures basses, aux toits en terrasses, sont perchées dans les roches, de l’autre côté de la baie. Le soir tombe, les femmes et les filles se réunissent autour de la fontaine. Puiser de l’eau est la grande affaire de la vie musulmane ; les gens d’Orient procèdent à cette opération avec une gravité respectueuse, comme à la réception d’un sacrement ; il y a au fond de leur conscience un souvenir confus des souffrances du désert qui leur fait attacher un prix démesuré et une idée religieuse au bienfait de cet élément. Les Tatares de la classe pauvre sont rarement voilées ; les filles portent le fez sur les cheveux, divisés en nattes pendantes. Le type est assez beau chez les jeunes, d’une dureté tragique chez les vieilles, tandis que les femmes babillent à la fontaine et que les enfans demi-nus se roulent sur les toits, les hommes fument en silence, accroupis sur les seuils des portes. Leur regard vague, indiffèrent, suit la spirale blanche qui