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aux pentes assombries sous les forêts de sapins, reste la seule chose vraiment belle. Dans le bas de la vallée, la végétation est indigente ; de petits platanes poussifs, de maigres peupliers, tous ces arbres rongés de poussière blanche comme s’ils croissaient à l’orifice d’un four à chaux. La ville est un amas de maisonnettes prétentieuses, de style mauresque, néo-russe, ou tout simplement de ce style qu’on pourrait appeler « de banlieue ; » une fusion éclectique de Tsarskoé-Sélo, d’Alexandrie et d’Asnières, surtout d’Asnières. On bâtit partout ; la spéculation escompte la vogue de Yalta, les terrains se paient au poids de l’urgent. L’air est empoisonné par le plâtre et la poussière des constructions autant que par les émanations nauséabondes du vieux quartier tatar. Sur le quai, un hôtel-caserne, des maisons de location, les inévitables magasins de coquillages, de bibelots, de curiosités caucasiennes. Des tchinovniks souffreteux arpentent ce quai en grignotant mélancoliquement leurs grappes de « chachelas ; » on vient surtout ici à cette époque pour faire des cures de raisin. D’autres, attirés par les bains de mer, grouillent entre les planches d’un baraquement fort primitif. Bref, Yalta manque de caractère ; elle n’a plus la couleur locale d’un village du Bosphore ou d’une bourgade de la rivière de Gênes, elle n’a pas encore le confort et l’élégance d’une station maritime d’Occident. C’est une Nice barbare et embryonnaire ; le fit pierreux d’un torrent aussi altéré que le Paillon est le seul point d’absolue ressemblance. Comme beaucoup d’autres lieux et d’autres choses en Russie, Yalta traverse cette première phase de vulgarisation démocratique, âge de disgrâce des peuples et des villes ; on approprie timidement à l’usage de tout le monde ce qui était réservé à l’usage de quelques-uns ; mais les choses faites pour tout le monde n’ont de grandeur et d’agrément qu’alors qu’elles s’adressent à d’immenses collectivités, déjà devenues exigeantes. Ici la concurrence, qui est le ressort des entreprises démocratiques, comme la vanité est celui des fantaisies aristocratiques, la concurrence n’est pas suffisamment développée.

Les gens de Yalta ont tout juste le pittoresque de leurs maisons ; ou, si le pittoresque se rencontre, c’est ce fâcheux apprêt d’opéra comique, médité par les aubergistes de villes d’eaux pour stupéfier l’éi ranger. Je vois fort peu de Tatars, à l’exception des guides, soutachés d’or, qui offrent des chevaux de louage devant les hôtels ; mais ceux-là font métier de leur type oriental, ils sont trop sûrs de leur beauté et savent combien elle est cotée chez le photographe. Le fond de la population est russe, petits marchands ou journaliers venus de l’intérieur pour chercher fortune. Ce n’est pas ici qu’on peut voir la vraie Russie, dans sa force triste et superbe ; on ne