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gage en avancement d’hoirie, la Turquie dut s’avouer que son démembrement commençait. Car, malgré les attaches géographiques, c’est bien une province turque, une tête de pont du Bosphore, cette terre musulmane ; le maître russe y semble un étranger parmi les hommes, les arbres, les mosquées de l’Asie.

La Russie négligea d’abord le trésor qu’elle venait d’acquérir ; à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, elle en laissa la jouissance paisible aux Tatars soumis à ses lois. Voronzof, gouverneur d’Odessa sous le règne de Nicolas, fut l’inventeur de la Grimée ; il se prit de passion pour le pays qui lui était confié, et toutes les améliorations datent de cet habile administrateur. Il y importa la vigne, qui devait faire la richesse de la côte méridionale, il traça la route de poste de la Corniche ; après avoir bâti son merveilleux palais d’Aloupka, il choisit les plus beaux sites pour y élever des maisons de campagne et y dessiner des jardins. Quelques grands seigneurs suivirent son exemple et vinrent coloniser à côté de lui. Ce fut l’âge romantique de la Crimée ; embellie par de luxueuses folies, encore ignorée de la foule, elle était alors un paradis mystérieux réservé aux demi-dieux, aux poètes, aux amours légendaires de ce temps déjà si loin. Cette période prit fin avec la guerre de 1854, qui ruina et dépeupla le pays. Une grande partie de la population tatare émigra en Turquie, sans que les Russes vinssent la remplacer. Durant les quinze dernières années, la vie et la prospérité sont revenues, grâce au chemin de fer mené jusqu’à Sébastopol, grâce à l’impulsion donnée par Alexandre II. Le défunt empereur préférait sa résidence de Livadia à tout autre séjour ; il attira dans la ville voisine de Yalta ses courtisans et ses fonctionnaires. Dans la Russie monarchique, comme dans la France de Louis XIV, la société polie se règle sur les moindres goûts du souverain ; elle adopta cette bienheureuse plage, où le soleil de la cour ajoutait son attraction au soleil du ciel.

Tandis que j’évêque ces souvenirs, en causant avec les Criméens de passage à bord du Kotzebue, la nuit tombe, une ligne de feux s’allume au fond d’une rade, le bateau stoppe : c’est Yalta. Je descends à terre. Du balcon d’où je la regarde, la ville inconnue parait charmante cette nuit ; une cité d’Orient, avec ses maisons blanches parmi les peupliers et les cyprès ; derrière, le cirque des hautes montagnes ; devant, la mer immobile, où la lune promène un grand triangle d’or.


Yalta, 15 septembre.

L’enchantement ne tient pas au grand jour. Que de lieux et de gens il ne faudrait voir que de nuit ! Le cirque de montagnes,