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Sa configuration géographique explique bien le rôle capital qu’il a joué dans l’histoire du monde. Tous les peuples en mouvement se sont posés un instant sur ce rocher, comme les oiseaux émigrans sur l’écueil marin d’où ils choisissent leur route. La Crimée fut pour les navigateurs de l’ancien Orient ce qu’étaient les Antilles pour les explorateurs des Indes occidentales ; le perron d’un monde inconnu. Ils s’établissaient sur cette côte charmante, remontaient peu à peu dans les vallées de l’intérieur, sur les plateaux du sommet, et découvraient de là l’obscure Russie. Durant de longs siècles, tandis que la région fabuleuse des Scythes reste enveloppée dans une brume impénétrable, la Tauride est le seul point lumineux qui émerge au clair soleil et témoigne de la réalité du continent qu’elle annonce. C’est là qu’Hérodote et ses contemporains bornent leurs connaissances positives, qu’ils viennent recueillir des notions douteuses sur l’au-delà du septentrion. Plus tard, Marco Polo aura un comptoir à Soldaïa, d’où il communiquera avec toute l’Asie ; Rubruquis abordera en Crimée pour s’y renseigner sur la Tartarie ; il trouvera dans la montagne des tribus de Goths qui comprendront encore son tangage flamand. On aurait peine à citer une race qui n’ait pas traversé ce caravansérail en y laissant quelques vestiges. Le sol porte des couches d’histoire superposées comme les stratifications de cette muraille de rocher. De la Grèce, qui posséda longtemps ce rivage, il reste des joyaux enfouis et des syllabes harmonieuses dans l’air ; les noms de ces bourgades qui défilent devant nous, Panhénit, Siméïs, Orianda, Choréis… Ce doux écho, demeuré d’une lyre détruite, me remet en mémoire les beaux vers d’Apouchtine sur un poète mort :


La corde s’est brisée et le son vibre encore…


Après les Grecs, les Génois, maîtres de la Crimée au moyen âge ; sur presque tous les caps et aux débouchés des vallées, voici les forteresses en ruines de ces marchands militaires. A côté d’eux subsistaient des tribus barbares, épaves oubliées sur ce grand chemin : des Goths, des Alains, des Celtes, et ces juifs de la secte karaïte, établis là peut-être depuis la dispersion d’Israël. A partir du XIIIe siècle, le flot de l’invasion mongole noie et amalgame tous ces débris ; les Tatars Nogaïs, détachés de la Horde-d’Or, maintiennent longtemps en Tauride le dernier fragment de l’empire de Gengis-Khan. Tour à tour vassaux de la Porte et de la Russie, c’est chez eux que s’engage d’abord ce grand duel qui est toute l’histoire de l’Orient depuis deux siècles. Tant que la Crimée fut disputée, les chances demeurèrent égales entre les deux adversaires ; le jour où Catherine la réunit à son empire, comme un