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coquillages, sur toutes les grèves de son littoral. Dans les bassins, on retrouve les préséances invariables des pavillons ; la plupart des bâtimens appartiennent aux deux puissances maîtresses de l’eau, l’aristocratie anglaise et la démocratie grecque. Les Anglais sont d’énormes chargeurs de grains au coure de fer, mouillés au large avec l’aisance tranquille de leur souveraineté ; peu d’hommes à bord, juste ce qu’il en faut pour manœuvrer la vapeur ; ces lourdes machines s’ébranlent avec des bruits de peine humaine, de longs appels enroués, des grincemens, des râles aigus, les voix épouvantées de l’esclave qu’on lance dans l’inconnu. Les Grecs se contentent des petites places et des menus profits ; ils glanent sur la mer ce que leurs grands rivaux dédaignent. Leurs modestes voiliers, ameutés contre les quais, affairés, montés chacun par une famille qui compose l’équipage, arrivent et partent sans bruit. Ils apportent surtout les fruits de Constantinople et de Crimée, les pastèques, les pommes, les raisins, qui s’entassent dans les échoppes du port en pyramides colorées pour la joie des yeux. Job se souvenait peut-être d’avoir vu des barques semblables sur les rades de Tyr ou de Jaffa, quand il disait : « Mes jours ont fui comme ces navires chargés de fruits… » Bon nombre des petits caboteurs viennent de la mer d’Azof, de Taganrog, de Rostof, de Marioupol. Sont-ce des Russes ou des Grecs ? Il est souvent difficile de distinguer ; les noms des bateaux et de leurs patrons, les lettres dorées gauchement moulées sur la poupe, les vierges qui les surmontent, tout cela réunit des emprunts faits indifféremment à l’alphabet, à l’idiome, aux dévotions de l’un et de l’autre peuple. Cette confusion des deux nationalités, chez les marins de la côte, rend matériellement sensible la soudure ancienne des deux civilisations, avant que la russe se fût détachée du tronc byzantin.

Je cherche vainement un pavillon français ; ici, comme dans toutes les eaux du Levant, l’apparition de nos couleurs devient un phénomène de plus en plus rare, et j’entends les doléances accoutumées de nos nationaux à ce sujet. Nous n’avons plus l’audace qui fait aimer la mer assez pour lui confier son argent. A côté des étrangers, la marine russe de commerce fait assez bonne figure ; d’ici partent les lignes de ses Messageries, qui rayonnent fort loin. Voilà d’immenses bateaux-magasins pour le pétrole ; ils vont charger les huiles minérales au Caucase et reviennent les déverser à quai dans des wagons spéciaux qui les distribuent à toute la Russie. Ces citernes flottantes ont un aspect bizarre, avec leur pont tout hérissé de manches à vent, pour éliminer les gaz de cette dangereuse cargaison. Un bâtiment de la « flotte volontaire, » acheté par souscription nationale lors de la guerre turque et maintenant affecté au transport des condamnés, est en partance pour l’île de