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le drame de l’histoire ; des contrastes aussi violons provoquent dans chaque esprit des prolongemens de pensée, des comparaisons entre les mièvreries de l’extrême civilisation et ce qui vient de les faire taire, ce balbutiement d’enfans inconnus, plein de grandeur et de menace.

Chacun sort d’ici avec un malaise indéfinissable, en plus de la lourde tristesse qu’on emporte invariablement de ces « lieux de plaisir. » Pour nous, Français, il s’y mêle un grain d’irritation. On peut la ressentir sans empiéter sur les attributions de Cassandre et de M. Prudhomme, sans croire la fin des temps venue, parce que nous allons entendre des inepties auxquelles nos pères se plaisaient tout comme nous. Cela n’est que drôle à Paris, quand en sortant du café-concert on retrouve notre activité intellectuelle sous tant d’autres aspects plus consolans. A l’étranger, il est pénible de voir cette forme de notre supériorité d’autant plus florissante et incontestée que les autres sont plus discutées et languissantes. On se rappelle involontairement que jadis, dans ces mêmes ports du Levant, sur des scènes analogues, les amateurs réclamaient des mimes et des chanteurs grecs pour distraire leur ennui ; la Grèce était en possession d’amuser le monde, après l’avoir instruit, charmé et vaincu. L’Italie, elle aussi, a fourni des bouffons à toute l’Europe en son temps de déclin. C’est toujours le dernier et le moins enviable monopole des grands empires spirituels quand l’humanité échappe à leur direction. — Mais voilà des réflexions bien moroses pour l’endroit ; ces dames de France y ont répondu tout à l’heure, quand elles chantaient avec tant de grâce :


Elle s’en bat l’œil, la sœur
De l’emballeur.


Sur le port.

Odessa n’offre au voyageur ni monumens ni curiosités d’aucune sorte. Tout l’intérêt est sur le port, qui se développe en demi-cercle au fond de l’amphithéâtre dont la ville couronne les hauteurs. Y a-t-il rien de plus amusant et de plus instructif qu’un port ? C’est un lieu aussi gai qu’une gare est triste. En flânant au travers de cette ruche humaine, parmi les essaims qui partent et reviennent ayant pris quelque chose à tout l’univers, on se sent léger et tiré hors de soi, en communication avec le vaste monde ; l’imagination appareille et pousse au large sur chaque vaisseau. Quelle diversité de gens et d’objets ! Nous avons laissé là-haut l’élite du monde levantin ; en voici la plèbe sur ces jetées, portefaix, débardeurs, bateliers ; tous les types humains réunis sous le même fez, le peuple vague des îles et des côtes, que la mer charrie et abandonne, comme ses