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met toute la simplicité de son cœur. C’est de l’art bien malhabile, c’est de l’art pourtant, puisqu’il essaie de traduire une émotion sincère et garde le respect de lui-même.

Ce théâtre de Babel nous réservait un bien autre contraste pour la fin de la représentation. Une dame vient de créer la Sœur de l’emballeur ; tandis que vibre encore le dernier refrain de cette poésie, la toile se relève sur un groupe de paysans, des joueurs de bouquin. Jadis, les grands seigneurs entretenaient chez eux des compagnies pareilles ; elles deviennent fort rares aujourd’hui. Ce sont des gens du pays d’Orel ; on ne les a pas affublés de costumes d’opéra comique, ainsi qu’on le fait d’habitude pour les chœurs russes ; ils portent le vêtement primitif de leur région, le long sayon brun, les sandales de treillis ; humbles figures, avec un grand recul d’âges et de pensée dans le calme impassible des traits ; tristes, indifférentes plus qu’étonnées, elles semblent tombées dans ce bastringue de quelque monde lointain. Les moujiks attaquent sur leurs longues trompes de bois une de ces mélodies, vieilles chansons populaires du Volga, que vous avez entendues à Paris ce printemps. Leur instrument est pauvre de notes, rauque, timbré comme le cri des grands oiseaux sauvages. Tout d’abord, l’oreille est confondue et blessée par les dissonances des ensembles, les chutes imprévues, les prolongations aiguës sur une même note ; cela ne ressemble à rien, c’est la négation de toutes les grammaires musicales. C’est magnifique et puissant. Aux premiers sons qui éclatent hors de ces machines, on est transporté au fond des forêts ; des voix se croisent et se heurtent, venues de lieux cachés ; elles font de furieux efforts pour vaincre l’immensité de l’espace et retombent découragées sur elles-mêmes ; voix de la terre, gémissemens d’arbres, colères d’élémens, amours de bêtes, avec un peu d’humanité mêlée, mais d’une humanité encore mal dégagée de la terre, subordonnée aux forces non pensantes. C’est la symphonie naturaliste des anciens poèmes russes, à demi païens, de cette Chanson d’Igor où un chœur d’êtres obscurs partage, exprime et domine tous les sentimens de l’homme. Les bouquins continuent de sonner leur appel mélancolique, et devant nous passent à perte de vue des plaines noires de sapins, des fleuves, des hommes, des douleurs. Cette musique va chercher au fond de l’âme, ou des nerfs, — je ne sais, ce n’est pas mon affaire en ce moment, — mais elle va chercher et déchaîner dans le plus ignoré de notre être des instincts confus qui sommeillaient.

Je regarde le public ; il est indécis, surpris, puis subjugué. Sans prêter aux habitués du café-chantant plus de philosophie qu’il ne convient, on peut croire que ce public entrevoit le sens supérieur du spectacle qu’on lui offre, l’envahissement de l’étroite scène par