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Plus on les pratique, plus on voit apparaître le contraste fondamental entre leur race et les races usées de l’Occident : chez nous, une faiblesse croissante, palliée par de bonnes recettes d’hygiène intellectuelle, maintenue par de vieux cadres très solides ; ici, une force élémentaire qui n’a pas encore trouvé son cadre, qui sommeille ou se dépense à l’aventure, faute de rouages éprouvés et de régulateur.


Au Café-Chantant.

Pour apprendre à connaître, au moins dans ses traits extérieurs, la population d’une ville, il n’est pas de meilleur observatoire qu’une salle de spectacle. Le théâtre chôme en cette saison ; mais il y a le café-chantant. On m’y conduit, un soir ; dans un grand jardin, autour des tables alignées devant la scène, trois à quatre cents personnes sont assises. La physionomie du lieu et du public est éminemment composite ; on retrouve là, fondus à parts égales, les aspects habituels d’un Bier-Garten d’Allemagne, d’un musico de Smyrne, d’un établissement similaire dans une de nos villes de province. Le murmure de la foule est fait de toutes les langues d’Europe, les figures sont modelées avec tous les types des enfans d’Adam. Enlevez quelques casquettes d’officiers et quelques verres de thé, rien ne vous avertira que vous êtes en Russie.

À ce public cosmopolite il faut des divertissemens et des artistes appropriés. Si l’on en croit l’affiche, la plupart des chanteuses en vedette seraient françaises ; le consommateur exige notre marque sur cet article d’exportation, c’est une supercherie obligée pour l’imprésario ; mais elle ne saurait tromper ceux qui ont l’honneur d’être compatriotes de ces « artistes. » Sauf deux ou trois faubouriennes authentiques, exhalant cette inimitable odeur de piment que l’Europe nous envie, les autres pseudo-Parisiennes sont des Allemandes, des Italiennes, des métisses d’on ne sait quelles bohèmes. Les pauvres filles font des efforts méritoires pour « envoyer » la chansonnette comme leurs institutrices françaises, avec le même accent et les mêmes gestes ; elles n’y arrivent pas ; elles ont la canaillerie gauche. Les Allemandes surtout sont intéressantes dans ce rôle ; le gemüth les trahit, le ricanement s’émousse sur un fond de sentimentalité inconsciente ; elles ne parviennent pas à étouffer un reste d’âme, incompatible avec la pleine intelligence des productions de « l’esprit gaulois. » Cela fait sourire de pitié les connaisseurs ; la pitié a parfois d’étranges placemens. Après les Allemandes vient une Russe, une grosse blonde candide ; celle-ci n’essaie même pas de lutter avec les étoiles, elle chante, d’une voix robuste et inexpérimentée, des romances de son pays ; elle y