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l’habit européen, on retrouve dans la foule leurs échantillons variés : profils aquilins de vieux palikares enrichis dans la banque, figures arméniennes, italiennes, maltaises ; des juifs surtout, 50,000, suivant l’estimation la plus modérée, sur une population de 225,000 âmes. D’autres portent ce chiffre beaucoup plus haut ; il est difficile de savoir, avec un élément aussi flottant. On prévoit qu’il va s’augmenter encore ; Rostof, Taganrog, les ports de la mer d’Azof, viennent d’être rattachés au territoire des Cosaques du Don ; cette mesure entraîne l’interdiction de séjour pour les israélites, qui reflueront sur la Nouvelle-Russie.

Dès son origine, Odessa a appartenu aux étrangers ; les Russes ont eu peu de part à son développement. Il y a cent ans, on ne voyait sur ce point de la côte qu’un petit village de pêcheurs turcs, nommé Hadji-Bey. Après la conquête, en 1793, l’amiral Ribas, un Espagnol de Naples, soumit à Catherine le projet d’un port à créer dans ce golfe ; un ingénieur français, M. de Voland, fournit les plans et surveilla les premiers travaux. A partir de ce moment, les destinées d’Odessa furent confiées à nos émigrés, Richelieu d’abord, Langeron ensuite, aidés par beaucoup d’autres moins connus. Quand on parcourt l’histoire de cette ville, on ne rencontre au début que des noms français. Aujourd’hui encore, nous nous retrouvons un peu chez nous dans ces rues ; les deux principales s’appellent rue Richelieu, rue Langeron. Et ce sont aussi des fleurs françaises, les grappes blanches qui égaient ce pays au printemps : l’acacia, la seule végétation de la ville et des campagnes avoisinantes, a été importé et acclimaté dans la steppe aride par les soins de Richelieu. Ce nom vénéré éclipse tous les autres ; le futur ministre de Louis XVIII, chargé par l’empereur Alexandre de faire surgir un grand port sur la Mer-Noire, consacra à cette tâche tout son esprit et tout son cœur. Gouverneur-général pendant onze ans, de 1803 à 1814, il trouva la ville avec 2,000 habitans et la laissa avec 25,000, déjà pourvue de tous les ouvrages maritimes et de toutes les industries qui font sa richesse. Quand le duc abandonna son œuvre pour venir libérer notre territoire, ce fut une explosion de douleur dont témoignent les récits contemporains ; 10,000 personnes lui firent cortège, et lorsqu’il s’arracha à leurs embrassemens, les sanglots éclatèrent dans cette foule. On n’a pas été ingrat ici ; la statue de cet homme de bien, qu’on cherche vainement dans la patrie délivrée par lui des armées étrangères, se dresse sur le boulevard d’Odessa, au sommet de l’escalier monumental qui conduit au port. Je sais bien qu’il y a une mauvaise note dans son dossier ; il a émigré ; avant de s’illustrer par les services rendus à la Russie et à la France, il eût été préférable, pour la régularité des principes, qu’il se fit couper la tête sur la place de la Révolution ;