Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/490

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous enveloppent, qui sont d’autant supérieurs à notre pensée qu’elle-même est supérieure à celle de ces pauvres gens.


Odessa, 5-13 septembre.

Une grande, belle ville, si beauté est synonyme de régularité. Des rues, des boulevards en damier, larges, propres, plantés d’acacias. On reconnaît au premier coup d’œil une cité qui a surgi par ordre administratif, tout d’une pièce, sur les dessins des géomètres ; la fantaisie populaire et le travail curieux des siècles n’y ont eu aucune part. N’était la langue des enseignes, rien n’indiquerait qu’on marche encore sur le sol russe. Odessa est la ville la plus confortable et la plus incolore de l’empire. Ses habitans disent avec fierté qu’elle est « tout à fait européenne. » Elle se distingue surtout de ses sœurs de l’intérieur par l’absence des constructions en bois ; jusque dans les jardins des faubourgs, des murs au lieu de clôtures en planches. En Russie, on peut établir un rapport constant entre l’emploi de la pierre et le degré de civilisation ; celle-là est à la fois l’instrument et le signe de celle-ci. Ce peuple traverse trois âges, avant de se fixer définitivement ; l’âge de toile, celui de la tente qu’on roule ; l’âge de bois, celui de la maison qu’on brûle et de la barrière qu’on déplace ; l’âge de pierre : le dernier a seul complètement raison du nomade et du collectiviste qui sont au fond de tout Slave. Odessa déroute encore le regard fait aux villes russes par le petit nombre de ses églises et la modestie de ses clochers. En comparaison des métropoles orthodoxes, Kief, Moscou, annoncées de loin par une pieuse forêt de flèches et de coupoles, Odessa est une infidèle, une païenne, signalée aux navires qui arrivent de la mer par le couronnement grec d’un théâtre monumental ; on achève de le construire au sommet de la falaise qui commande le port ; il ne déparerait pas une grande capitale. Les marchands russes font volontiers d’énormes sacrifices pour une bâtisse ; mais au Nord c’est pour une cathédrale, ici pour un théâtre.

On comprend qu’une demeure révèle le caractère de celui qui l’habite ; mais que l’aspect d’une ville considérable trahisse avec une exactitude rigoureuse la physionomie morale de ses citoyens, comme s’ils s’étaient donné le mot pour façonner leur enveloppe à leur image, c’est moins explicable ; et pourtant rien n’est plus évident. Avec quelle promptitude nous avons vu de grands changemens sociaux se refléter dans les métamorphoses de Paris, de Rome, de Berlin ! Ici tout annonce une ville hybride et cosmopolite, uniquement occupée d’affaires, d’argent, de plaisir. Odessa est le point de fusion du Nord avec le Midi et l’Orient, de la race russe avec les races du Levant. Ces dernières dominent ; sous l’uniformité de