Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/488

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il y a peut-être dans les montagnes Rocheuses ou dans les archipels d’Océanie des sites aussi beaux que le lac de Genève et le golfe de Naples ; ils ne retiennent pas le voyageur comme ces derniers, parce qu’avant de les voir en réalité, on ne les a pas entrevus en rêve, transfigurés par les grands enchanteurs. Il leur manque le prestige accumulé de l’histoire, de l’amour et du génie, tout ce que les hommes laissent d’âme éparse sur les choses associées à leur vie. La Crimée a cette consécration. Il y faut porter deux guides qui ne se ressemblent guère, les poèmes de Pouchkine et le Rapport du maréchal Niel sur les opérations du siège de Sébastopol. C’est par surcroît un champ inépuisable pour l’historien et l’archéologue. Mais que le lecteur se rassure ; je n’avais pas de gros livres savans dans mon bagage. J’ai été par ces beaux chemins, regardant les paysages et les hommes, m’amusant aux idées qu’ils font lever. En parcourant les routes, l’enfant chasse aux papillons, l’homme chasse aux idées ; jolies prises, sur l’heure où on les fait ; mais quand on vide sa boîte, le soir, elles ont déjà les ailes pâles et l’insignifiance des choses mortes. N’importe, il faut toujours collectionner ; c’est une passion tranquille, on ne saurait trop l’encourager.


Steppe de Cherson, 5 septembre.

Hier soir, j’ai laissé à Kief l’automne, si hâtif en Petite-Russie. Quelques heures avant d’arriver à Odessa, je sors sur la plate-forme du wagon. Un matin d’été dans le désert. Un grand pays vide, mais vide au-delà de toute imagination, comme un ciel retourné sous les pieds. Pas un buisson, pas un être, pas une forme, durant des verstes et des verstes. Tout regard porte droit à l’horizon, par-dessus ces vallonnemens égaux de terre jaune, uniformément revêtue d’un tapis d’herbe sèche et rase. Cela n’est pas triste, parce que ce vide est baigné de clarté ; c’est déjà la joie du Sud, l’ineffable bienfait de la lumière et de l’air tiède, qui vient alangui de la mer.

Cette Nouvelle-Russie, — on appelle de ce nom les territoires entre le Dnièpre et la Mer-Noire, conquis par Potemkine et réunis par Catherine à la fin du siècle dernier, — n’est qu’un vaste pâturage, parcouru par de grands troupeaux de moutons. De toute antiquité, la steppe au-dessus du littoral a été un royaume da vaine pâture, livré à tous les errans. Les hommes y poussaient leurs troupeaux, les conquérans y poussaient les hommes : Scythes, Huns, Mongols, Tatars… Ces plaines ouvertes sont le grand chemin des migrations et des invasions asiatiques, la soupape par laquelle l’Asie déverse sur nous le trop plein de nos frères aux pommettes saillantes. Rien n’y fut jamais stable, pas même les tentes dressées