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propre destinée nous paralyse. Les liens de famille, si puissans pour nous, font qu’en dehors des sentimens d’affection naturelle, nos jeunes gens s’habituent si bien à faire fond sur le concours et l’appui de leurs parens qu’ils ne comprennent pas que l’on puisse s’en passer et lutter seul. Dans nos familles, malheureusement de moins en moins nombreuses, le départ d’un fils ou d’un frère crée un vide impossible à combler; enfin, et surtout dans la classe moyenne, il faut compter avec ces préjugés qui font de tout émigrant un incapable ou un déclassé, à tout le moins un cerveau brûlé au succès duquel nul ne croit.

Essentiellement sédentaire par nature, courbé sur le sol qui le fait vivre, lisant peu et profondément ignorant des pays étrangers, le paysan n’émigre plus depuis qu’il possède. Seule, la population urbaine, plus accessible aux influences extérieures, mieux renseignée sur ce qui se passe, s’aventure encore à chercher fortune au loin. A chacune de nos crises politiques correspond un exode proportionné à l’intensité du malaise. Ces grands événemens passent, le plus souvent sans l’atteindre, sur la population rurale, se traduisant parfois par un surcroît d’impôts, mais ne bouleversant pas ses conditions d’existence. Il n’en va pas de même pour la classe ouvrière. Une crise politique, c’est le chômage; l’usine ou l’atelier qui se ferme, le pain qui manque. Si, à cette crise politique et aux conséquences qu’elle entraîne, viennent s’ajouter les récits de fortunes inespérées, réalisées en quelques jours dans une contrée nouvelle, si, au lendemain d’une révolution qui renversait un trône en France et menaçait l’Europe d’une conflagration générale, la terre de l’or apparaît avec son irrésistible mirage, la double et violente secousse rompt les digues, l’esprit d’aventure se réveille: on veut partir, on part.

On le vit bien en 1848-1849. Les nouvelles des placers alternaient dans les journaux avec celles de la guerre de Hongrie, des exploits de Kossuth et de la misère dans Paris. Au Havre, à Bordeaux, à Marseille, on armait des navires, on fondait des compagnies, on enrôlait des travailleurs. La classe moyenne, fortement éprouvée, donnait l’exemple ; le gouvernement organisait la loterie du lingot d’or pour fournir aux mobiles, vainqueurs de l’insurrection de juin, auxiliaires compromettans dont on redoutait l’ardeur, les moyens d’émigrer. Nombre de gens de métier suivirent, et une immigration française, dans laquelle toutes les classes de la société étaient représentées, afflua à San-Francisco. Pêle-mêle, confus d’abord, ces élémens disparates ne devaient pas tarder à se coordonner d’eux-mêmes, à suivre leur pente et leur voie. Ces nouveaux colons allaient se grouper suivant leurs affinités, créer des