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flottilles de guerre, de leurs terres et de leur trésor public, et ceux-ci se laissaient faire comme si, détachés des choses du monde réel, ils eussent voulu abdiquer toute préoccupation terrestre.

Cependant, une aristocratie féodale, la plus puissante, la plus altière, la plus soucieuse de ses prérogatives, la plus luxueuse qui ait jamais existé, donnait un éclat extraordinaire à cette cour d’où la vie et la force politiques se retiraient. Des princes grands-vassaux, les daïmios, étaient tenus de venir chaque année faire séjour à la résidence impériale. Ils s’y rendaient, entourés de leurs feudataires, escortés de leurs samuraï ou hommes d’armes, avec tout l’appareil de l’autorité souveraine, avec un luxe royal.

Les ambassadeurs hollandais, qui apportaient de Nagasaki les présens semi-tributaires dus à l’empereur, nous ont laissé la description de ces cortèges sans fin des daïmios rencontrés en voyage sur la grand’route du Tokaïdo. A lire leurs récits, cependant si exacts dans leur sécheresse énumérative, je croyais assister à un défilé fantastique des Mille et une Nuits, tant il y avait de cavaliers, de soldats et de serviteurs, de palanquins en laque dorée, d’armes niellées d’argent, d’étendards de soie, de brocarts d’or, d’étoffes précieuses et de luxe guerrier.

Un mouvement littéraire et philosophique intense s’était peu à peu développé dans ce milieu, où ne parvenaient que de faibles échos des affaires publiques. Les poètes, les historiens, les artistes, les auteurs dramatiques, les musiciens, les astrologues affluaient à la cour de Kioto, et, pendant plusieurs siècles, l’esprit japonais y rencontra le milieu où ses dons naturels de poésie, de grâce, de délicatesse, d’observation et de vérité trouvaient leur plus complet épanouissement. On vit naître là successivement la poésie lyrique, la poésie intime, l’histoire et le roman historique, le drame, le roman de mœurs, la géographie pittoresque, pendant que, — comme dans les couvens du moyen âge, — les études abstraites et l’exercice de la pensée contemplative se réfugiaient dans les monastères bouddhiques de la capitale, enrichis par les dons des empereurs et des nobles convertis aux doctrines de Çakya-Mouni. Dans cette activité intellectuelle, les sciences physiques n’étaient pas oubliées. On publiait sur la chimie, sur l’anatomie et la physiologie des ouvrages sous ce titre : une Corbeille pleine de connaissances occultes. On instituait des concours de poésie et de composition dramatique; on faisait des commentaires publics des œuvres de Confucius dans des salles retirées du bruit et dites « salles de sainteté et de contemplation, » de même que l’on commentait Dante et sa Divine Comédie dans les églises italiennes des XIVe et XVe siècles.