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des nuits pareilles, dans des jardins semblables à celui que j’avais devant les yeux, sous des kiosques comme celui qui s’élevait à deux pas de moi avec son toit recourbé et ses ornemens de pierre pris au palais d’Été, mais dans un ordre d’idées et de sentimens, de pensées et d’émotions qui me resterait à tout jamais inconnu...


II.

Malgré bien des analogies, la résidence des anciens mikados du Japon à Kioto m’avait laissé de tout autres souvenirs.

On y sentait encore, pour ainsi dire, la vie de ceux qui y avaient passé leur existence fabuleuse, car la trace qu’ils avaient imprimée à tout ce qui les entourait ne s’était pas effacée malgré les siècles.

La parfaite conservation des lieux, les nombreux matériaux que possède l’histoire, une collection inappréciable de documens fournis par l’art et la littérature, ou peut-être aussi une disposition de notre esprit à mieux comprendre les hommes et les choses du Japon, permettaient ici de reconstituer une physionomie plus vraie du passé, de retrouver quelques-uns de ses traits dans ce qu’ils ont eu de plus insaisissable et de plus changeant, et de donner à cette restitution le relief et les tons animés de la vie.

Le mikado se disait aussi fils des dieux, l’incarnation de la divinité solaire. Les honneurs qu’il recevait tenaient de la légende : les dieux mêmes, disait-on, et les génies du Shinto venaient le visiter à sa cour. Nul regard profane ne devait l’atteindre, il en eût été souillé ; ses pieds ne devaient jamais toucher le sol, et tout ce qui avait servi une fois à sa personne, ses vêtemens comme sa vaisselle, était détruit, brûlé ou brisé, afin que nul n’en pût faire usage désormais.

Perdu dans une sorte d’extase, dans un rêve d’où nul bruit du dehors ne pouvait l’éveiller, il vivait d’une vie monotone et somnolente, retiré au fond de ses jardins, ne franchissant plus jamais les murs de son palais. Peu à peu il se fit plus immobile et plus invisible qu’une statue bouddhique derrière les panneaux d’or de son sanctuaire, et un jour vint où seules les femmes de la cour purent approcher sa personne sacrée.

Mais tandis que les empereurs du « Soleil levant » s’absorbaient ainsi dans leur rôle divin et dans le prestige spirituel de leur autocratie religieuse, de grands officiers de l’empire, les taïcouns, élevaient en face d’eux une puissance rivale, se proclamaient héréditaires, usurpaient la réalité du pouvoir et l’exercice de l’autorité, et dépouillaient successivement les mikados de leur armée, de leurs