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dans l’enceinte impériale, je retrouvais en même temps, mais plus puissante encore, l’impression que j’avais subie trois ans auparavant à Maroc devant le palais du sultan Moulay-Hassan. Là-bas aussi, dans la vieille cité islamique étincelante de soleil, je m’étais senti transporté au milieu d’un monde nouveau, mais j’en avais vu s’abaisser les barrières, j’avais pu franchir les grandes portes ogivales du Dar-el-Mechouar, et la cour des chérifs s’était ouverte devant moi comme se déploie un décor de féerie ou de rêve, dans un éblouissement de lumière et de couleurs.

Ici, au contraire, tout restait fermé, impénétrable.


Cependant, la topographie du palais ne m’était pas complètement inconnue; j’avais déjà étudié le plan qu’en ont dressé les missionnaires jésuites qui le visitèrent au XVIIIe siècle, et même j’avais pu, du haut des remparts de la ville tartare, en reconnaître les dispositions générales et distinguer la succession régulière de ses cours rectangulaires et de ses jardins, renfermant quarante-huit vastes palais, environ autant de temples et un nombre plus grand encore de pavillons, de kiosques, d’arcs et de portiques.

Seule la partie supérieure des principaux monumens dépassait la muraille d’enceinte et surgissait dans des touffes de verdure. Très loin dans le sud, près de la « Porte de la pureté éternelle, » j’apercevais le temple des ancêtres de la dynastie Ta-Thsing actuellement régnante, où l’empereur vient à dates fixes accomplir les rites sacrés du culte officiel.

Plus près, trois édifices plus élevés que les autres se succédaient en enfilade, et les dragons sculptés des faîtières, les tuiles vernissées des combles resplendissaient au soleil : c’étaient les trois palais de la « Souveraine concorde, de la Concorde moyenne et de la Concorde protectrice » où le souverain traite les affaires de l’état et trace de son pinceau trempé dans le vermillon les caractères qui expriment ses décisions et qui sont dès lors vénérés comme la forme figurée et matérielle de la volonté impériale. Là, chaque jour, à deux heures du matin, l’empereur préside le grand-conseil de l’Empire du Milieu : cinq ministres seuls y ont accès. Ceux-ci, quels que puissent être leur âge et leurs fatigues, restent debout quatre heures durant ou se prosternent le front contre terre quand, du haut de son trône, qu’une estrade de bois doré élève de six pieds au-dessus du sol, le Fils du Ciel leur adresse la parole. Pendant la minorité des souverains, comme c’est le cas pour l’empereur actuel, l’impératrice régente prend part également au conseil, mais elle est censée n’y pas assister et un paravent de soie jaune la cache à tous les yeux.