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en notre esprit des aspects de paysage, des silhouettes de montagnes, des effets de lumière, des colorations de ciel ou de mer, ceux-là s’atténuent, s’estompent de teintes vaporeuses et semblent reculer loin dans le passé ; les autres, au contraire, ceux où nous avons mis le plus de nous-mêmes et qui n’existent guère en dehors de nous et de notre imagination, persistent avec netteté, passent au premier plan et prennent peu à peu, par contraste, toutes les apparences de la réalité.

Cet effacement progressif des sensations directes devant les idées et les images qu’elles ont suscitées en nous, je l’avais subi autrefois déjà, à plusieurs reprises, en évoquant tel ou tel souvenir d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne, du Maroc et même de cet Orient méditerranéen où cependant les impressions pittoresques sont si lumineuses et si puissantes qu’elles semblent ne devoir jamais disparaître de l’esprit. Mais je viens de l’éprouver plus nettement encore en me rappelant des impressions très récentes, rapportées d’un même voyage, se rattachant à un même ordre d’idées, ressenties dans des conditions analogues et presque dans le même temps.

Trois palais d’Asie m’ont laissé à des degrés différens de profonds souvenirs où dominent déjà les images et les émotions diverses qui s’étaient éveillées en moi à leur occasion : ce sont le palais actuel de l’empereur de Chine à Pékin, le palais abandonné des mikados du Japon à Kioto, et la résidence des anciens rois de Corée à Séoul.


I.

La dernière fois que j’ai vu le Palais impérial à Pékin, c’était par une matinée des derniers jours d’avril. L’air était frais, limpide, et la voûte du ciel semblait fuir à une prodigieuse hauteur. Ce n’était pas cette atmosphère un peu vaporeuse des printemps de France qui semble imprégnée de senteurs humides et végétales et qui baigne les contours fuyans des choses ; ce n’était pas non plus cette lumière ténue des matinées d’Orient qui se répand dans les lointains, enveloppe les objets et en marque les plans. C’était un air très sec, sec depuis cinq mois qu’une goutte de pluie n’était tombée, une clarté presque violente qui paraissait rapprocher l’horizon et qui faisait ressortir avec dureté les formes des constructions et les lignes du paysage.

J’étais sorti de très bonne heure et les détours de ma promenade m’avaient conduit dans la Ville impériale, l’une des trois villes qui composent la capitale de l’empire du Milieu. L’aspect des rues différait