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et du prêteur ! Celui qui prête sur une vigne le quart seulement de sa valeur présente peut perdre la moitié de son argent si les fléaux naturels s’acharnent prématurément sur le vignoble hypothéqué. Il ne faut pas imiter certains vignerons algériens dont un document cité plus haut décrit la précaire situation. On nous écrivait, il y a quelques jours à peine, qu’on pourrait acheter en Tunisie, moyennant 400,000 francs ou peu s’en faut, un immense domaine ayant coûté plus de 1 million, mais que les propriétaires avaient eu le tort de créer en partie avec des emprunts. Les colons tunisiens demandent l’établissement d’une banque d’état : cela pourra servir au commerce, et, à un degré ultérieur de développement, à l’agriculture elle-même. Mais nous ne saurions trop dissuader ceux qui veulent constituer sérieusement des domaines tunisiens de recourir à l’emprunt. Le procédé le meilleur semble le suivant ; il faut former de petites sociétés amicales entre personnes sérieusement riches qui n’ont besoin ni de tous leurs capitaux, ni de tous leurs revenus. On réunit ainsi le million ou les 1,500,000 francs nécessaires ; l’on proscrit toute rétribution, tous frais de déplacement pour les administrateurs, l’on n’a aucuns frais généraux dans la métropole, l’un des associés servant de secrétaire gratuit : l’on court l’aventure, et l’on a la perspective de gains considérables si le bonheur a voulu qu’on mît la main sur un bon régisseur.

C’est là qu’est recueil. La grande propriété en France est tellement rare que ni la théorie, ni la pratique, ni les écoles ni les exploitations n’ont formé une pépinière de régisseurs capables, d’hommes qui aient des connaissances, de l’expérience et du caractère. Les Allemands, même les Suisses, nous ont devancés sur ce point. C’est par des Suisses que sont en général gérées les grandes sucreries de Cuba : les vignobles tunisiens sont analogues à celles-ci. Ce n’est pas une mince trouvaille que celle d’un homme ayant de l’instruction générale et une compétence spéciale, s’entendant à la culture, au bâtiment, à la comptabilité, un peu au commerce et surtout au maniement des hommes, qui ait un caractère ferme et souple, prévoyant et entreprenant, qui sache tenir en main et diriger, sans les froisser et les faire fuir, cent ouvriers de nationalités diverses et de tempéramens opposés, qui maintienne tout ce monde en haleine, qui voie à la fois le détail et l’ensemble, qui à la patience et à la persévérance joigne l’entrain. Tout cela est nécessaire pour la grande colonisation dans les pays neufs. Nous avons des écoles en France qui forment d’excellens directeurs et contremaîtres d’usines ; nos écoles d’agriculture ont bien des mérites ; mais il leur faudra beaucoup d’efforts encore pour qu’elles