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le climat et le sol de l’Afrique, et se sentant plus libres dans la Tunisie indépendante que dans notre Algérie si strictement réglementée et administrée, avaient créé çà et là quelques domaines ruraux. Au lendemain de l’occupation, les capitalistes français affluèrent. Les achats de terres se firent avec entrain : dans la seule année 1884, nos compatriotes acquéraient 40,000 hectares, par des transactions libres avec les indigènes. Cette étendue égale celle que la colonisation officielle d’Algérie place en moyenne chaque année depuis dix ans dans les mains des colons. En 1885, les acquisitions ont dû être à peu près aussi considérables. Peut-être se sont-elles un peu ralenties en 1 886 ; mais il est probable qu’au moment où nous écrivons plus de 250,000 hectares de terres, soit la moitié environ d’un département de notre France, appartiennent déjà en Tunisie à des Français.

Les concessions gratuites n’entrent pour rien dans ce chiffre. Le gouvernement se les est avec raison interdites. Il n’a fait à cette règle qu’une exception, à l’extrême sud, dans le district de l’Oued-Mela, où, après le percement heureux de puits artésiens, une certaine étendue, encore indéterminée, sera concédée à la société qui avait pour inspirateur le commandant Roudaire et pour principal associé M. de Lesseps. Il s’agit là de territoires situés dans le désert et qui, par conséquent, pouvaient être presque considérés comme vacans et sans maîtres. Dans les parties propres aux cultures ordinaires, le gouvernement beylical, en dehors de quelques palais et de fermes attenantes, ne possède comme propriété que des forêts qu’il n’a pas l’intention de céder gratuitement, et qu’il semble même se proposer d’exploiter en régie. Quant à exproprier les Arabes, suivant la méthode sauvage suivie en Algérie, pour attribuer leurs biens à des Européens, personne n’y pense à Tunis. Ce serait une barbarie inutile. La constitution de la propriété et de la société tunisienne est telle, que le transfert de la plupart des terres n’est gêné par aucune prohibition générale ou aucune entrave de droit. C’est la propriété privée, en effet, individuelle ou familiale, qui, dans la partie septentrionale et centrale de l’ancienne régence, constitue le régime terrien habituel. On trouve un grand nombre d’immenses domaines dont les propriétaires ne demandent pas mieux que de se dessaisir à prix d’argent. Les princes et les ministres tunisiens faisaient naguère rapidement d’énormes fortunes; les dizaines de millions affluaient en quelques années dans les mains des favoris du bey. C’est ainsi que le général Ben-Ayad, dont la succession a si longtemps occupé et occupe peut-être encore le tribunal de la Seine et la cour de Paris, le pacha Khérédine, devenu grand-vizir à Constantinople, après avoir été premier ministre de