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croisade ? De ressusciter un passé irrévocable ; de refaire une langue atteinte dans sa vitalité avant même la renaissance, frappée de paralysie depuis près de deux siècles, atrophiée, dénaturée, pervertie par le contact ou l’influence d’autres langues plus vivaces, dominantes et florissantes, possédant un état civil et une littérature vivante, ayant subi, en trois mots, une dégénération à peu près incurable.

Téméraire à première vue, la tentative est condamnée par l’examen des faits. Ni les archaïstes, ni les néologistes, ni les éclectiques ne parviennent à s’exprimer en catalan. Les uns écrivent une langue démodée, vieille de quelques siècles ; les autres, un baragouin antilittéraire, et les autres, un idiome de convention, qui a besoin d’être traduit et qu’il est malaisé de traduire. Si l’organe fait défaut à la pensée, comment la pensée deviendrait-elle accessible et transparente? Et qui ne sait que, pour bien parler et bien écrire, il est indispensable de se servir d’un instrument de précision ? Tel, qui a plus de savoir que de discernement, affecte de s’exprimer comme un revenant du XVe ou du XVIe siècle, ce qui n’est pas le meilleur moyen d’être compris du XIXe. Tel autre travaille en mosaïque, et il faut être bien savant et bien patient pour sentir tout le mérite de son travail de marqueterie. Tel, enfin, démocratise la langue jusqu’à l’encanailler, qui ne semble pas comprendre que la vulgarité, la platitude et la grossièreté ne sauraient charmer que la populace ; comme si la littérature devait se faire toute à tous, jusqu’à plaire aux harengères et aux débardeurs du port ! Et les poètes, qui surabondent en Catalogne, la moins poétique sans contredit des provinces espagnoles, comment s’arrangent-ils de la langue des dieux? Comment traitent-ils les Muses et les Grâces? Quelques-uns avec un respect puéril ; la plupart avec un sans-gêne absolu, comme une fille de brasserie ; les uns et les autres, sans inspiration, sans mission, sans mandat, versifiant pour versifier, en dépit d’Apollon et de Minerve. On les compte par centaines, et il n’y en a pas dix qu’on puisse citer ; il n’y en a pas deux qu’on puisse traduire. De même pour les pièces de théâtre, qui dépassent un millier, et dont une douzaine tout au plus supporte la lecture. Hélas ! les catalanistes ne justifient que trop le mot profond du philosophe castillan : La mucha fertilidad ne llega a madurez. Pressés de produire pour attester leur vitalité, ils ont fait la moisson avant les semailles ; et, faute d’avoir pris le temps pour collaborateur, ils ont improvisé hâtivement des œuvres mort-nées. Combien d’avortons pris pour des chefs-d’œuvre ! Et qu’importe cet immense avortement aux enragés patriotes qui se persuadent qu’en un quart de siècle une province peut montrer sa capacité à redevenir nation, en se fabriquant de toutes pièces un art, une littérature, un