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de la Bibliothèque nationale, avec les trois psautiers et les œuvres de dévotion, suivraient pour reconstituer la langue d’une époque vraiment littéraire, où parurent de nombreuses traductions des auteurs de l’antiquité sacrée et profane, de nombreux traités techniques d’agriculture, de médecine, de chirurgie, de vétérinaire, de morale, de poétique, d’astrologie et d’astronomie, de droit civil et politique, sans parler de ces monumens précieux d’une législation très avancée qui sont le plus bel ornement de la belle collection de mémoires publiés par le docte et judicieux Capmany sur la navigation, le commerce et l’industrie de Barcelone, un des livres d’or de la littérature catalane, écrit en excellent castillan.

Cette énumération sommaire ne représente que très imparfaitement l’infinie variété de matières qu’embrassait la prose catalane en son âge d’or. Comme elle semblait faite pour l’histoire, son allure se prêtait aussi merveilleusement à la fiction. Qui ne sait que les plus beaux romans ressemblent beaucoup à l’histoire ? Il suffit que la vraisemblance soit observée et que l’invention soit raisonnable. Tirant-le-Blanc, tant vanté par Cervantes, le plus sévère des juges des poèmes chevaleresques en prose, ne fut pas le seul de son espèce, ainsi que l’attestent les recherches pratiquées dans les plus riches dépôts de manuscrits de l’Espagne. Ici la qualité compense le nombre, et la Catalogne peut être fière de ses anciens romanciers. Quoi d’étonnant après tout ? N’est-ce pas cette race positive, prosaïque, qu’on croit généralement dépourvue d’idéal, qui fit avec une poignée de soldats héroïques et d’heureux aventuriers cette invraisemblable expédition d’Orient, plus merveilleuse que toutes les merveilles des croisades ? Et n’est-ce pas pour avoir narré comme un romancier qui ne ment point, qui n’invente rien, les incroyables aventures de ses compatriotes dans l’empire grec, que Ramon Muntaner a remporté le prix de la Chronique ? Roger de Flor et Roger de Lauria ressemblent aux héros de la chanson de geste, et leurs prouesses rappellent les hauts faits de l’antique légende. C’est en les racontant simplement, familièrement, sans enfler la voix, que le chroniqueur fidèle entre de plain-pied dans le cycle épique des faits réels. Des hommes capables de faire et d’écrire naturellement de si grandes choses n’eussent jamais songé à chanter l’Atlantide en vers énigmatiques. La vieille race catalane avait en horreur la rhétorique et le galimatias fleuri qui charment les plats écrivains et les méchans poètes. Race prosaïque sans doute, mais qui a su mettre de l’héroïsme dans ses faits et gestes, et une forte dose de poésie dans sa prose.


La versification ne fait point les poètes, et l’art d’aligner des vers avec habileté et science peut aller, va souvent, sans la poésie.