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fût un barbare parmi nous. Elles ont également voulu que, si l’on écrivait, ce fût pour être lu, compris par conséquent, que l’on ne se contentât pas d’être entendu de soi-même et encore bien moins de soi seul. Elles ont encore voulu qu’il n’y eût pas de sentiment, quelque subtil qu’il fût, ou de pensée, si profonde soit-elle, qui ne fussent traduits avec les mots et la grammaire de l’usage mondain. Elles ont enfin voulu qu’on mît de l’agrément jusque dans les matières qui le portent le moins, que l’on ne manquât jamais, ni sous aucun prétexte, aux lois de l’art de plaire. Et c’est pourquoi toutes les révolutions du goût ont commencé par être, en France, des révolutions de la langue : une tentative pour introduire dans l’usage littéraire des habitudes de langage que l’usage du monde en avait expulsées, ou, inversement, pour purger le bel usage du limon qu’à la faveur de certaines circonstances les révolutionnaires y avaient déposé. Mais, à travers ces révolutions, dont la plupart n’ont réussi qu’autant qu’elles les avaient avec elles, les femmes suivaient toujours le dessein qu’elles auraient formé : soumettre tôt ou tard les novateurs eux-mêmes à leur besoin de clarté, de justesse et d’ordre. Quelque sujet que l’on traite en français, si l’on veut le traiter en écrivain, il faut le circonscrire et le délimiter, le transposer de sa langue spéciale et technique dans la langue de tout le monde, épargner surtout au lecteur la fatigue de l’attention, et l’amener enfin à croire que nos pensées étaient depuis longtemps les siennes, et avant même que nous les eussions. C’est le secret, depuis deux cents ans, de la diffusion de la langue française : les livres français reposent des autres. Mais peut-être est-ce aussi le secret des confusions, souvent étranges, que les Allemands ou les Anglais commettent sur nos livres et sur nos écrivains. Nous seuls, en effet, sous cette uniformité du costume, et après bien de l’étude, sommes Capables de distinguer dans nos livres le médiocre d’avec l’excellent, le vulgaire d’avec l’original, et un habile rhéteur d’avec un très grand écrivain... J’ai tant de noms propres au bout de la plume, et tant de titres, que je préfère n’en mettre ici pas un.

Quant à l’utilité de cette discipline, je la crois bonne, si l’on n’écrit uniquement que pour plaire; moins bonne, comme je l’ai dit, si l’on se propose quelque but plus élevé ; mais cependant bonne encore. « Nous avertissons ceux qui liront ces écrits, disait un jour Bossuet dans une Préface, qu’ils doivent s’attendre à y trouver en beaucoup d’endroits des matières très subtiles, dont la lecture les pourra peiner,.. mais que je ne puis mettre dans l’esprit des hommes sans qu’ils y donnent de l’attention, ni faire que l’attention ne soit pas pénible. » Et il est certain qu’il y a des matières qui ne peuvent recevoir qu’un certain degré de clarté, qu’on ne peut pas traiter en courant, qu’on n’effleure pas, qu’il faut approfondir, mais peut-être aussi faut-il être Bossuet pour