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si l’homme individuel leur a trop souvent échappé, ont du moins saisi et décrit dans son fonds l’homme universel, ou mieux encore l’homme social. Ils en ont poussé, comme je disais, l’anatomie jusqu’au dernier degré de délicatesse et de précision. Et perfectionnant la langue en même temps que la qualité de leur observation, leurs moyens d’expression, si je puis ainsi dire, en même temps que leur œil, inimitables dans l’art de découvrir les nuances, ils le sont également pour ce qu’ils ont su trouver de ressources presque infinies dans l’emploi du vocabulaire le plus pauvre et de la syntaxe la plus sévère.

Ce n’est pas tout encore, et je crois que l’on commettrait un inexcusable oubli si l’on ne reportait à l’influence des salons et des femmes une part au moins des origines du drame et du roman moderne ? En épurant l’amour, en le spiritualisant, en y mêlant le sentiment, sans que d’ailleurs, comme l’on dit, le diable y perdît rien, en le mettant de toutes les conversations, les femmes en ont fait en France la grande affaire de la nation. Otez ceux à qui leur métier défend d’en parler autrement que pour en déplorer et en condamner les erreurs, notre moderne littérature a roulé tout entière sur les passions de l’amour, comme faisaient les entretiens dans le salon de de Lambert ou de Mme de Rambouillet. Et depuis deux cent cinquante ans, c’est-à-dire depuis la naissance ou la formation de la société polie, je ne pense pas qu’il y en ait de plus riche, pas même l’italienne, en fictions galantes ou émouvantes, mais toujours amoureuses. D’Urfé a commencé ; Racine l’a suivi, — trop habile, en boudant les salons et fuyant les précieuses, pour ne pas prendre tout ce qui convenait d’eux à la nature de son génie ; — Marivaux est venu, puis Prévost, puis Rousseau, qui y ont ajouté la flamme de la passion ; et Bernardin de Saint-Pierre, et l’auteur d’Atala, et celui de Delphine, et celui d’Indiana, de Valentine, de Jacques, de Mauprat, et Balzac, et tant d’autres depuis eux ! Faut-il y joindre les poètes, Lamartine au moins, et Musset, à défaut d’Hugo ? Si les salons n’ont certes pas tout fait, c’est eux au moins à l’origine, qui, en dirigeant les mœurs vers la galanterie pour le moins autant que vers la politesse, ont entraîné le flot des écrivains à leur suite. C’est eux qui dans une littérature jusque-là toute raisonnable, ou du moins tout intellectuelle, ont fait au sentiment la part qu’on lui avait refusée trop longtemps. C’est eux qui ont commencé à distinguer, à noter et à classer pour nous les nuances changeantes d’un même sentiment ou d’une même passion, eux qui ont dessiné, puis enrichi cette carte de Tendre dont on se moque, mais qu’après tout les romanciers ne font qu’éternellement parcourir en y cherchant des contrées nouvelles et un coin inexploré. Et c’est eux encore qui, s’ils ont appauvri la langue de la description, ont assoupli