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« Quoique la conversation doive être toujours également naturelle et raisonnable, écrivait, en 1680, Mlle de Scudéry, je ne laisse pas de dire qu’il y a des occasions où les sciences mêmes peuvent y entrer de bonne grâce; » et on ne pouvait mieux dire, ni d’ailleurs avoir plus pleinement raison. Les salons ne sont point faits pour y causer, par exemple, d’épigraphie sémitique ou d’anatomie comparée. Non-seulement les sciences pures, mais les sciences qu’on appelle appliquées, mais la politique, mais l’économie sociale ne sauraient « entrer de bonne grâce » dans les conversations mondaines ; et sans doute encore moins l’histoire, la philosophie, la religion. Aussi n’y sont-elles point entrées, ni dans notre littérature. C’est un étonnement pour les étrangers, pour les Allemands et pour les Anglais notamment, peut-être aussi pour les Russes, et plus généralement pour les hommes du Nord, que de constater l’indifférence de nos écrivains aux problèmes qui tourmentent l’âme de Faust ou d’Hamlet. Et, en effet, c’est qu’on ne les agite guère dans les salons, et c’est qu’ils importunent étrangement les femmes. Leur attention est tendue vers de tout autres objets. La vie présente (une partie seulement de la vie présente), la plus extérieure, la vie sociale, avec ses relations, les occupe, les absorbe tout entières ; et nos écrivains, pour s’en faire bien venir, s’y réduisent eux-mêmes, s’y absorbent, s’y sont absorbés avec elles. On est humilié pour l’esprit français de voir, dans ses pamphlets, dans ses Contes, dans son Dictionnaire philosophique, de quel air de désinvolture et de quel ton d’élégant badinage, un Voltaire même, avec tout son génie, ridiculise ou bafoue ce qu’il ne comprend pas. Si nous n’avions pas eu nos protestans, si nous n’avions pas nos jansénistes, ceux de la première heure, et Pascal au-dessus d’eux tous; si nous n’avions pas nos grands orateurs de fa chaire, Bossuet, Bourdaloue, Massillon même, en somme; si nous n’avions pas Rousseau, la Profession de foi du vicaire savoyard et les Lettres de La Montagne, on serait effrayé de compter à combien de questions notre littérature classique est demeurée presque étrangère Qu’est-ce que Racine pense du libre arbitre? Molière de la destinée? Les salons ont comme allégé notre littérature de son lest philosophique. Et si, vers la fin du XVIIIe siècle, d’ans le pressentiment d’une universelle attente et dans cet état d’agitation légèrement fiévreuse qui précède les grandes crises, quelques-uns d’eux s’entr’ouvrent pour la première fois à la discussion des intérêts publics, des questions politiques et sociales du prochain avenir, ces autres questions, autrement vitales, puisqu’enfin la conduite et la direction de la vie eu dépendent, demeurent consignées à la porte ; elles ne l’ont pas encore forcée.

Hâtons-nous cependant de le dire, — pour ne pas nous-même nous exposer au reproche de pédantisme, pour ne rien exagérer, pour mettre