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les plus beaux effets de notre éloquence, la plupart de nos plus beaux vers expirent en quelque sorte avant d’avoir atteint le grand public; et tout écrivain digne de ce nom est vraiment chez nous un aristocrate. Combien de fois ne l’a-t-on pas dit? Toute l’Espagne entend Don Quichotte, et en Italie on chante les octaves de la Jérusalem ; Burns est aux Écossais un poète plébéien, ou Dickens aux Anglais un romancier populaire : nous avons, nous, en France, les romans de Paul de Kock et nos chansons de cafés-concerts : la Laitière de Montfermeil, et le Bi du bout de banc. La faute en est pour une part aux précieuses. Ce n’est pas qu’elles y aient tâché, ce n’est pas qu’elles l’aient voulu, ce n’est pas même en un certain sens qu’elles aient rien fait pour cela. Mais elles ont ignoré l’existence de trop de choses en dehors d’elles; elles n’ont pas assez connu le monde ni la vie, mais seulement les salons et la cour, avec cela quelques gens de lettres; leur expérience a manqué d’étendue et de diversité. Jaloux du suffrage des salons, les gens de lettres à leur tour, voulant avoir, comme l’on dit, les femmes avec eux, ont insensiblement limité le champ de leur observation, diminué leurs moyens d’expression, raffiné, naturellement, sur le petit nombre qu’ils en conservaient. Aussi, dans aucune littérature, peut-être, le style écrit ne diffère-t-il autant du style parlé que dans la nôtre; dans aucune il n’est plus difficile d’arriver jusqu’à la foule en satisfaisant en même temps les honnêtes gens; et dans aucune enfin les meilleurs écrivains eux-mêmes, — j’entends surtout les prosateurs, — n’ont vi aiment moins de lecteurs chez eux qui les goûtent, mais, par compensation, plus d’admirateurs à l’étranger.

A mesure que les écrivains, sous l’influence des salons et des femmes, s’éloignaient ainsi du commun usage de la langue et de l’observation de la vie, ils s’éloignaient aussi du naturel et de la vérité. Nouveau grief, et peut-être plus grave; mais dont heureusement l’indépendance native de quelques grands hommes ne pouvait manquer d’atténuer beaucoup les conséquences. La plupart des femmes préféreront toujours un élégant mensonge à une vérité déplaisante ou même indifférente ; et il n’y aurait pas de salons si chacun de nous n’y portait que son naturel. Mais aussi nous déguisons-nous pour aller dans le monde; et le déguisement consiste à dépouiller d’abord toutes les préoccupations, tous les soucis, toutes les habitudes qui sont en quelque sorte le fond de notre vie, pour revêtir un personnage dont le premier mérite est de ne pas différer sensiblement des autres. Si la littérature n’est qu’un amusement, c’est bien, et la matière est encore assez riche pour l’observateur, puisqu’elle a pu suffire à La Rochefoucauld ou à Mme de Sevigné. Mais, si l’écrivain a peut-être le droit de se proposer quelque chose de plus, comme par exemple de vouloir voir