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de dépense en Tunisie. » La sagesse du père de famille n’est pas goûtée de tout le monde; les impatiens déclarèrent bien haut qu’après avoir tiré la Tunisie de sa détresse, l’heure était venue de tout sacrifier à l’œuvre glorieuse des grandes réformes, que les 30 millions doivent être employés en dégrèvemens, et sans doute ces déclarations trouveront de l’écho dans notre chambre des députés. Les démocraties aiment le bruit, l’éclat, et leur instinct les porte à ces imprudentes libéralités qu’on expie souvent par d’inutiles et cuisans repentirs.

Le successeur de M. Cambon cédera-t-il aux sollicitations des impatiens? c’est une belle chose que les dégrèvemens; mais nous savons par de récentes expériences qu’ils produisent souvent des déficits, qu’il faut combler coûte que coûte ou dissimuler par des expédiens. Nous savons aussi que les excédens sont un bien trompeur, que la Tunisie est un pays où tout dépend de la quantité de pluie qui tombe ou ne tombe pas durant trois mois et où les années grasses sont suivies quelquefois d’une série d’années maigres. C’est une noble entreprise que la réforme de l’impôt, et il y a beaucoup à dire contre la capitation ou Medjba, contre le Kanoun des oliviers, contre les droits sur l’exportation; mais c’est surtout en matière de taxes que les changemens précipités sont dangereux et que les visages nouveaux font peur. Il est bon de compter avec les effaremens du contribuable aussi bien qu’avec ses ruses. Comme le disait M. Cambon lui-même, « un impôt, fût-il mauvais, dont la population a l’habitude, lui paraît moins lourd qu’un impôt, fût-il excellent, dont la création est nouvelle. »

Un voyageur très expérimenté dans les choses d’Orient attribue l’excellence du café que boivent les Turcs « à leurs hideuses petites cafetières en fer battu, lépreuses, noires, répugnantes, mais exhalant le parfum exquis des ustensiles qui ont un long usage. « Il conclut de là que rien ne remplace en cuisine comme en art la patine du temps, et que peut-être il en va de même de la vertu, qu’il n’y a de réellement recommandable que celle qui a beaucoup servi. Ce qui est vrai des vertus et des cafetières ne l’est pas moins de l’impôt ; celui qui a reçu la patine du temps est le seul qui rentre, et le premier mérite d’un impôt est de rentrer. Il suffirait d’un réformateur intempestif et imprévoyant pour compromettre à jamais l’avenir financier de la régence, pour la replonger dans ses désordres, dans ses misères d’autrefois. Elle perdrait bien vite ce qu’elle avait gagné sous une tutelle vigilante et sévère; après nous avoir fait honneur, elle nous serait à charge, et sa prospérité d’un jour fournirait un chapitre de plus à la longue et mélancolique histoire des espérances trompées.


G. VALBERT.