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la nomenclature demandée dans votre lettre précitée. » Le conflit devenait aigu ; on s’entendait aussi peu dans le conseil des ministres qu’à Tunis, chacun tirait à soi. Le général Boulanger et M. Cambon durent quitter leur poste pour venir s’expliquer à Paris, laissant leurs subordonnés face à face et bec à bec. De telles crises ne pourraient se renouveler souvent sans ruiner à jamais l’honneur et le crédit d’une colonie. Heureusement pour la régence, elle a vu disparaître de son ciel l’étoile rouge qui l’inquiétait ; le général Boulanger n’est pas retourné à Tunis, et sans doute il ne s’en plaint pas : il se trouve mieux où il est aujourd’hui.

Beaucoup d’abnégation d’une part et de l’autre beaucoup d’entregent et de souplesse, voilà les conditions nécessaires à la prospérité d’un régime de protectorat. Il ne suffit pas que le ministre résident, chargé de faire aller la machine, possède la science des affaires et toutes les qualités d’un bon administrateur, il doit avoir l’esprit politique, des vues d’ensemble, la connaissance des hommes, la main ferme et pourtant légère, le génie des transactions et le courage des responsabilités. Il est appelé à prendre beaucoup sur lui, en laissant à l’événement le soin de lui donner raison. Si bon Français qu’il soit, il est tenu de s’intéresser à l’indigène et à son bonheur et d’avoir à effet une grande liberté de jugement, accompagnée d’une certaine dose de cette imagination sympathique qui permet d’entrer dans les sentimens, dans la pensée d’autrui, de deviner sans effort ce qui se passe dans la tête d’un théologien musulman de Kérouan, dans le cœur d’un cheik de Beni-Sid ou d’Ouerghemmas. Notre résident général eu Tunisie a prouvé qu’il joignait à une entente supérieure de son métier un peu de cette philosophie naturelle qui rend indifférent à la médisance, aux clabauderies, aux injures. On donne toujours des dégoûts à un homme qui sait vouloir et qui sait réussir. Pendant bien des mois, chaque matin, M. Cambon a bravement avalé son crapaud, sans sa faire prier et sans que sa santé en fût sensiblement altérée.

S’il n’avait pas échangé ses fonctions de ministre résident contre l’ambassade de Madrid, il se serait trouvé aux prises avec un genre de difficultés qu’il n’a pas connues. En ménageant ses excédens, en opposant, comme il le disait, une résistance intraitable à toutes les entreprises contre le budget tunisien, il a mis de côté 30 millions de piastres. C’est dans le temps des prospérités que les administrateurs ont le plus besoin de posséder toute leur tête. Il avait publiquement annoncé son intention « de consacrer une portion de ses économies à doter le port de Tunis, de sorte que ce grand travail pût se continuer sans interruption ; l’autre devait former la première dotation d’un fonds de réserve destiné à assurer la marche des services publics en cas de déficit. « Comme vous voyez, ajoutait-il, nous administrons en bon père de famille, et nous épargnons ainsi à la France toute appréhension