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pour la Californie. Les médecins vendent leurs chevaux, remettent à leurs femmes leurs comptes à recouvrer, s’approvisionnent de carabines, poudre et balles, et en route pour la terre de l’or. Les comptoirs se vident, les maisons de banque se dépeuplent, tous partent, entonnant O Susanna! ce chant des placers, composé par Jonathan Nichols, qui retentit dans nos rues, sur nos places publiques, dans nos théâtres, dans nos concerts, et jusque dans nos salons. »

Dans les neuf derniers mois de 1849, il entrait dans le port de San-Francisco cinq cent quarante-neuf navires à voiles, portant 35,000 passagers et 3,000 matelots, qui tous désertèrent. Il y avait déjà sur rade deux cents navires abandonnés de leurs équipages et de leurs officiers; on démembra leurs carcasses; avec les planches on construisit des cahutes, avec le reste on fit du bois à brûler. Dans le même intervalle de temps, 42,000 émigrans arrivaient par terre. En dix-huit mois, le chiffre de la population de la Californie se trouvait subitement porté de 1,500 à plus de 100,000 âmes.

Que l’on se représente cette population enfiévrée affluant à San-Francisco, où chaque jour un nouvel arrivage vient jeter sur la plage des centaines d’émigrans aux prises avec toutes les difficultés matérielles, sans discipline comme sans cohésion; que l’on se représente chacun des membres qui la composent obligé de pourvoir à tous ses besoins, de tout improviser, de tout prévoir, et l’on se fera une idée de l’étrange chaos qui régnait alors et de tout ce que comporte un état social normal. Rien d’analogue ne s’était encore vu. Si rapides qu’eussent été la naissance et le développement de certaines grandes villes aux États-Unis, tout s’était fait régulièrement et systématiquement ; le sol avait des propriétaires qui vendaient à des acquéreurs, lesquels, à leur tour, se procuraient à New-York, à Boston, les matériaux de construction et les ouvriers pour les mettre en œuvre. De grandes voies de communication facilitaient les transports ; on s’appuyait sur des centres commerciaux largement approvisionnés de tout, à même de faire face à toutes les demandes, sur les immenses fermes de l’ouest, greniers toujours pleins. Ici, il n’en allait plus de même. Sauf l’or, le pays ne produisait rien. Il fallait faire venir la farine du Chili, à 1,000 lieues de distance; les salaisons, de New-York et Cincinnati, à sept mois de traversée; le savon, l’huile, la bougie, des ports de la Méditerranée. Les forêts abondaient ; mais le bois débité manquait, on le demandait aux scieries de l’Orégon et de Vancouver. De là des fluctuations de prix à dérouter tous les calculs, des arrivages inattendus faisant succéder l’abondance à la disette, des retards provoquant des hausses fantastiques.

Aux mines, l’or ne diminuait pas. « On rencontre dans les placers,