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forces dont il disposait : « Je n’ose toucher la terre ; je ne saurais y envoyer que des boulets. Tout détachement que je débarquerais déserterait aussitôt. »

De l’excès du mal devait naître le remède. Le gouverneur de la Californie, George Mason, était un homme énergique et résolu. Convaincu que, dans ces circonstances exceptionnelles, il ne pouvait compter sur le concours des troupes de terre ni de la marine, il se rendit aux placers, fit appel aux mineurs eux-mêmes pour rétablir l’ordre et organisa un comité de vigilance dont les mesures expéditives eurent tôt fait de supprimer les élémens dangereux. Le Juge Lynch (c’est sous ce nom que l’on désigne la justice sommaire des comités de vigilance) faisait ainsi sa première apparition en Californie[1].

Abandonnée par ses habitans, que l’or avait attirés aux mines, San-Francisco ne devait pas tarder à se repeupler. Le premier moment de fièvre passé, un certain nombre de ses anciens résidens revinrent. De tous les ports, sur toutes les mers, sous tous les pavillons, des flottes entières se dirigeaient vers ce point du globe, inconnu il y avait quelques mois et dont le nom se trouvait désormais sur toutes les lèvres. Du Pérou et du Chili, des îles Sandwich et de la Chine, de New-York et de Boston, du Havre, de Bordeaux, de Southampton, de Londres, de Brème et d’Hambourg partaient des bâtimens chargés d’émigrans, de vivres, vêtemens, tentes, ustensiles. Tout était à créer. Où loger ces nouveau-venus, où emmagasiner ces chargemens attendus?

Ce n’était pas l’espace qui faisait défaut. Dans cette baie immense, toutes les flottes de l’univers pouvaient mouiller à l’aise. Quand on arrive à San-Francisco par mer, on relève d’abord à 40 milles au large les îles Farallones, groupe de rochers mornes, sentinelles avancées du continent américain et qu’habitent seuls des milliers d’oiseaux de mer. Au-delà, se dressent les pics abrupts qui gardent l’entrée du Golden-Gate (porte d’or). Battus par les vents d’ouest, envahis chaque après-midi par une brume épaisse, ils présentent un aspect sauvage et désolé. Pas d’arbres, pas de végétation ; sur leurs flancs déchiquetés rampent des lambeaux de nuages qui se déchirent à leurs crêtes aiguës. Un chenal profond d’un mille de largeur et de cinq de longueur donne accès dans la baie. Sur un rocher dénudé, Alcatraz, se dresse aujourd’hui une forteresse massive et menaçante sous le feu de laquelle défilent les navires. Enfin, au débouché du goulet, la vue s’étend sur une baie dont l’œil n’aperçoit pas l’extrémité, véritable mer intérieure bordée de plaines fertiles que dominent dans un vaporeux lointain de hautes montagnes

  1. Dr Lévy, les Français en Californie.