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Sutter était de ce nombre. Il avait entendu parler des contrées situées sur les rives du Pacifique. Ces récits vagues, ces descriptions merveilleuses et confuses de terres à peines entrevues séduisaient son imagination. Là, du moins, pensait-il, la civilisation ne viendrait pas le relancer. En 1838, escorté de six compagnons sûrs, il s’enfonça dans les prairies, franchit près de huit cents lieues dans l’ouest et atteignit l’Océan-Pacifique, à la hauteur du fort Vancouver. Il s’était trompé dans ses calculs, mal orienté dans sa marche, et se trouvait très au nord de la Californie, dont le séparaient des fleuves difficiles à traverser et d’immenses forêts peuplées d’Indiens hostiles. Il n’hésita pas à modifier son itinéraire, sans renoncer à son projet, et s’embarqua pour les îles Sandwich, à mille lieues dans le Pacifique, pensant y trouver quelque navire baleinier qui le ramènerait de là sur les côtes de la Californie. Il réussît, et le 2 juillet 1839, il franchissait la Porte-d’Or, entrait dans la baie déserte de San-Francisco, remontait le cours du Sacramento et jetait l’ancre dans une crique qu’il baptisait, en souvenir de sa patrie, du nom de Nouvelle-Helvétie. La fortune et la célébrité semblaient lui avoir assigné rendez-vous dans ce site ignoré.

Deux ans plus tard, en 1841, Sutter possédait déjà 2,500 têtes de gros bétail, 1,000 chevaux et autant de moutons. Parlant facilement le français, l’anglais, l’allemand et l’espagnol, il avait appris l’indien, noué des relations amicales avec les indigènes, et organisé un trafic de fourrures qui lui donnait de gros bénéfices. La compagnie de la baie d’Hudson ne voyait pas sans inquiétudes un pareil rival détourner à son profit un commerce dont elle réclamait le monopole, mais Sutter était de taille à lui résister. Pour tenir les Indiens en respect, il avait construit un fort, sorte de blockhaus en terre, armé de trois pièces d’artillerie, puis un moulin à farine et une tannerie. Nombre d’aventuriers américains se groupaient autour de lui. Sa générosité, son hospitalité bien connue attiraient autour de la Nouvelle-Helvétie les coureurs de prairies. Blessés, malades, allâmes, y trouvaient un abri, des vivres, et, une fois guéris, un genre d’occupations conforme à leurs goûts. Sutter avançait de la poudre, des balles et des chevaux aux chasseurs, des provisions de viande séchée aux trappeurs; il enrôlait à son service tous ceux qui se présentaient. En peu d’années la Nouvelle-Helvétie devint ainsi une colonie américaine, composée d’hommes hardis et entreprenans, bien armés, bien équipés, ne dissimulant guère leur désir de secouer le joug purement nominal du Mexique, et de se proclamer les maîtres du pays, en attendant l’occasion de l’annexer aux États-Unis.

Le gouvernement mexicain s’alarmait, lui aussi, des progrès de