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artificiel, une famille illégale. Son époux, disparu moralement, n’est plus qu’un mort vivant dont l’intelligence, replongée dans le néant, ne ressuscitera plus. Pourquoi lui interdire le bonheur lorsqu’il n’a rien eu à se reprocher pendant l’union, lorsque l’aliéné a forgé lui-même sa folie? — Ces argumens très graves n’ont pas prévalu en 1882 : les médecins consultés par la commission de la chambre des députés, MM. Blanche, Charcot et Magnan, se sont prononcés avec celle-ci contre un amendement de M. Guillot (de l’Isère), qui inscrivait la folie parmi les motifs possibles du divorce. Ils ont pensé que, loin d’être anéantis par le malheur, les devoirs réciproques du mari envers sa femme, de la femme envers son mari, prennent un caractère plus étroit, plus sacré en quelque sorte. Dans notre société contemporaine, déjà si ébranlée par le doute et l’esprit de matière, si affamée de lucre, de jouissances que le souci même de leur conquête empêche de goûter (serviunt voluptalibus, non fruuntur), le divorce ne deviendrait-il pas un encouragement à de honteuses spéculations si la loi autorisait les époux à rompre une union dont ils auraient retiré tous les profits, dont il leur plairait de répudier les charges et les devoirs ? On a vu se produire des guérisons tardives, inespérées : qu’arriverait-il si on venait dire à la personne qui sort de l’asile : « Votre mari a divorcé et il est le mari d’une autre femme. Vous ne portez plus son nom, votre foyer a été envahi par une étrangère, la loi elle-même vous en chasse. » Ne maudirait-elle pas son retour à la raison, et le désespoir ne pourrait-il la ramener à la démence? Des jurisconsultes ont signalé comme anormale et subversive cette invasion de la pathologie dans le contrat de mariage. Sans parler de la condamnation formelle et si grave que prononce l’église contre le divorce, comment traiter en réprouvée la maladie que la loi n’a connue jusqu’ici que pour décharger ses victimes de devoirs onéreux ou les soustraire à l’action pénale? Enfin, si vous autorisez le divorce pour cette maladie qui a nom folie, ne serez-vous pas logiquement entraîné à l’admettre en face d’autres maladies également incurables? Que restera-t-il du mariage, s’il n’est plus qu’une association de plaisir et de bonne santé? Pourquoi créer un si dangereux précédent alors que, dans les deux cas prévus par le docteur Limier, la loi Naquet permet, par ses dispositions mêmes, d’arriver aux mêmes fins, alors qu’elle a rangé l’injure grave parmi les causes du divorce? En fait, cette injure grave se sera presque toujours produite quand l’époux a été entraîné au mariage par une imposture, quand l’aliénation du conjoint vient du désordre, de la débauche. Les tribunaux n’ont pas besoin de prononcer le mot de folie; ils sont indirectement armés, un nouveau texte n’ajouterait rien à leurs attributions.