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le coup d’une conception délirante consistant à s’imaginer que les adversaires politiques du président, le pays tout entier, l’acclameraient comme un héros, mais il convient que cet état mental reste compatible avec la responsabilité et que le verdict du jury a obtenu l’approbation presque universelle[1].

La vérité médicale se heurte à la vérité sociale, à la vérité judiciaire ; ses champions doivent en quelque sorte négocier, composer, et ne pas s’imaginer qu’elle seule existe et pèse dans la balance. À ces parangons de la casuistique scientifique qui, au nom de l’anthropologie, trouvent des excuses à tous les forfaits, le gros bon sens répondra toujours qu’il importe peu d’être tué par un aliéné criminel ou par un criminel ordinaire ; ces distinctions infinies ne lui disent rien qui vaille, et la vie d’un innocent lui paraîtra infiniment plus précieuse que celle de cinq cents fous homicides. Il veut qu’on les excommunie socialement; et les bagnes, les prisons sont tout justement l’expression de cette excommunication majeure ou mineure. En fait, le fou criminel a violé le pacte, autorisé les représailles, armé la société du droit de légitime défense, il a transgressé le contrat innomé qui le rattache aux humains : il s’est mis hors la loi : « Je donne pour que tu donnes, je fais pour que tu fasses, je m’abstiens pour que tu t’abstiennes, » disaient les Romains. Il est bon de ne pas trop spiritualiser la folie[2], il est encore meilleur de ne pas trop la matérialiser. Le médecin la considère comme une maladie exigeant un traitement, le légiste y voit surtout l’affection qui rend l’individu incapable de connaître ses obligations et de remplir ses fonctions en qualité de citoyens ; il répugne aux innovations qui compromettent la sécurité des personnes

  1. «La folie, dit Maudsley, est simplement une discordance dans l’univers; c’est la preuve et le résultat d’un manque d’harmonie entre une nature humaine individuelle et la nature ambiante dont elle fait partie. Le miracle est peut-être qu’il n’y ait pas plus de fous, si l’on considère dans quelle aveugle ignorance des rapports les plus compliqués les hommes sont contraints de vivre; à quel point ils dépendent des instincts grossiers de l’empirisme, et le peu qu’ils ont fait jusqu’à ce jour pour connaître la nature en eux et eux dans la nature. Tout autre est l’appréciation du philosophe Maine de Biran : « Le fou est rayé de la liste des êtres moraux et intelligens; il n’a plus la raison ni la conscience, parce qu’il n’a plus la volonté; il ne juge plus, il ne pense plus; ce n’est plus un homme, c’est un animal, c’est une machine vivante à laquelle je ne suis plus même en droit d’attribuer une âme comme la mienne. » La définition du chancelier d’Aguesseau est la plus curieuse de toutes. «Le fou, dit-il, est celui qui dans la société civile ne peut s’élever à la médiocrité des devoirs généraux. » Merlin écrit dans le même sens : « Ils ne peuvent remplir la destination humaine. » Le docteur Huggard propose de dire que la folie est « un trouble mental qui rend une personne incapable de se conformer aux exigences de la société.»
  2. Un fou interné essaie de tuer un gardien, et quand on lui reproche son action, il répond très subtilement : « Eh bien, quand même je l’aurais tué, il n’en aurait été que cela, puisqu’on dit que je suis fou. »