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Hamlet va tuer Polonius, le rat qui s’agite derrière la tapisserie, et, n’étant plus lui-même, ce n’est pas lui qui aura tué; il ne déraisonne pas continuellement, il a en quelque sorte une existence en partie double. Observez avec quelle habileté il prépare, combine le piège où tomberont la mère coupable et son complice[1]! Supposez ensuite qu’au lieu d’être sorti du cerveau de Shakspeare, Hamlet ait vécu en chair et en os et appartenu à la société ordinaire : il comparait devant le juge d’autrefois, qui n’hésite pas à le condamner, parce qu’à ses yeux la folie partielle ne détruit point la responsabilité; pour qu’il échappe à la peine, il faut alors qu’il soit totalement privé d’intelligence, de mémoire et ne sache pas plus ce qu’il fait qu’un petit enfant, une brute ou une bête sauvage. En 1812, lord Mansfield déclare qu’il ne suffit pas d’avoir agi sous l’influence d’une conception délirante ; point d’excuse si l’auteur de l’attentat reste capable, à tous autres égards, de distinguer le bien du mal, s’il ne lui échappe pas que le meurtre est un crime contre les lois divines et naturelles. Aujourd’hui, la vieille doctrine légale a sauté « avec son propre pétard ; » la théorie du fou bête féroce est reléguée dans les archives des erreurs humaines, et la justice anglaise abandonne celle du discernement en général pour adopter en principe la théorie métaphysique du discernement quant à l’acte spécial incriminé. D’autres nations n’acceptent pas ce critérium un peu étroit de responsabilité ; le code pénal allemand déclare l’acte non punissable, quand au temps de l’action son auteur se trouvait dans un état d’inconscience ou de maladie de l’esprit, excluant la libre détermination de la volonté. D’après notre code pénal français, il n’y a ni crime ni délit, quand le prévenu était en état de démence au temps de l’action. Formule générale qui permet d’adapter en quelque sorte la loi au fait, d’apprécier chaque cas suivant les circonstances.

Certains absolutistes de la médecine mentale accusent volontiers la justice d’avoir commis d’innombrables meurtres juridiques ; ils n’épargnent pas leurs sarcasmes « au métaphysicien en adoration devant ses théories et ignorant des faits, » et poussent si loin la chimère de l’irresponsabilité qu’on pourrait presque les considérer à leur tour comme des monomanes atteints du délire de la superstition scientifique. Ils étendraient volontiers à tous les humains cette parole d’un brillant écrivain : qu’au fond de toute femme il y a une douce folie qu’il faut ramener par des caresses et de suaves paroles, et rappellent ce fanatique d’économie politique, qui,

  1. On admet aujourd’hui qu’un aliéné peut simuler la folie, que tel serait le cas d’Hamlet, qui, déjà fou, emprunte la livrée d’un autre délire.