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réponds que, si la société a ses droits, qui sont de se préserver par sa vigilance, j’ai aussi mes droits, qui sont de sauvegarder ma situation, l’honneur et le bonheur de ma famille. Prenez vos informations; gardez-vous de moi et des miens, mais ne me faites pas une loi de me mettre moi-même avec ma famille au ban de la société. — On se plaint toujours, répondent M. le conseiller Bertrand et M. Roussel, qu’il n’y ait pas assez de garanties dans les asiles; hors des asiles, il n’en existe plus aucune. Une famille peut, par une incurie calculée, aggraver la maladie elle-même, la rendre incurable, obtenir, après un certain temps, une interdiction fondée sur un état de folie qu’elle a rendu habituel. Faute d’un bon traitement, impossible dans les familles pauvres, très difficile dans les familles riches, le mal s’aggrave et le secret se trouve divulgué bien plus que par un placement, toujours aisé à dissimuler sous l’apparence d’un voyage. Rien de plus commun, autrefois comme aujourd’hui, que des enfans ingrats ou des parens cupides, darwinistes inconsciens qui dévorent la succession de celui qu’ils s’efforcent de dépouiller sous couleur de folie. L’antiquité n’offre-t-elle pas l’exemple de Sophocle, prévenu de démence par ses propres enfans, répondant à cette manœuvre criminelle en lisant aux magistrats son Œdipe à Colone ? Celui de Démocrite, conduit sous le même prétexte à Hippocrate et vengé par ce père de la médecine, qui apostropha les calomniateurs? M. Bail compte plus de cinquante mille malheureux, la plupart idiots et crétins, qu’on laisse bien souvent errer à l’aventure, abandonnés à la risée, aux injures, poursuivant parfois des enfans, semant la terreur sur leur passage. Privé de sens moral, de pudeur, de retenue, l’idiot est dangereux activement et passivement : dans les campagnes, l’idiote est une proie toujours prête pour les débauchés. Combien deviennent mères sans pouvoir désigner l’auteur de l’outrage qu’elles ont subi ! Les journaux ne signalent-ils pas à chaque instant des délits, des vols, des incendies, des suicides, des homicides commis par des fous jouissant de leur liberté? On a vu un mari devenir aliéné en soignant sa femme aliénée, deux jeunes gens tomber en démence à la suite des émotions, des fatigues éprouvées en gardant leur mère qui, après plusieurs tentatives de suicide, finit par se pendre; un imbécile engrosser sa propre sœur; des insensés, conduits tardivement à l’asile où ils arrivent couverts de blessures, de contusions, portant les traces des meurtrissures de leurs chaînes, exténués par de longues abstinences dues au délire religieux ou à des idées de persécution. En exigeant qu’après trois mois de séquestration le tuteur, l’époux ou le parent préviennent le parquet et joignent à leur lettre un rapport médical, que le magistrat consulte la commission permanente et prescrive des rapports trimestriels, le nouveau projet présente un compromis équitable entre