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trompé, tira avantage de cette infirmité pour se faire passer comme inspiré du ciel. » Jules César, Pétrarque, Newton, Pierre le Grand, Napoléon Ier, sont accusés d’épilepsie; Luther est un halluciné, Jeanne d’Arc a été entraînée dans sa vocation par une espèce de folie sensoriale à laquelle elle dut ses triomphes; la science mentale considère Jean-Jacques Rousseau comme un malade, qui eut le délire des persécutions. On décrète d’épilepsie non-seulement les personnages historiques, ceux qui ont vécu en chair et en os, mais les personnages de la comédie et du drame, et les auteurs pourraient répéter avec Talleyrand, auquel on prêtait des mots : « Ils ont trop d’esprit, je ne vivrai pas. » N’a-t-on pas entrepris de prouver qu’au quatrième acte d’Othello, les fureurs, les imprécations, les phrases entrecoupées du Maure ont pour cause une attaque d’épilepsie? que Shakspeare ne se contente pas d’être un poète sublime, mais qu’il respecte scrupuleusement la vérité scientifique? A force de circonscrire le domaine de cette pauvre raison, de la présenter comme une pâle lueur vacillante prête à s’éteindre au moindre souffle, plus d’un aliéniste semble croire que chacun de nous est né avec un tempérament fou, qu’il l’est, le fut ou le sera.

Mais la science, comme la littérature, a ses excentriques, et il ne convient point d’imputer à tous l’erreur de quelques-uns. A cette théorie de la folie quasi universelle combien nous préférons l’opinion, plus modeste et trop véridique, d’après laquelle le nombre des aliénés s’accroît partout dans des proportions considérables! Celle-ci s’appuie sur des chiffres à peu près certains. Vers 1838, par exemple, on évaluait à 16,500 les fous français internés, gardés par leurs familles ou retenus dans des prisons; les statistiques officielles de 1881 en relèvent environ 100,000, dont les asiles recueillent presque la moitié, et l’on constate une progression équivalente en Angleterre, en Allemagne, en Amérique. L’augmentation de la population et du paupérisme, la multiplicité des intérêts, les ruines plus rapides et ce vertige d’utopie qui entraîne l’homme moderne vers les abîmes de la pensée, le relâchement de la famille, joint à l’habitude d’une existence plus haletante, plus contentieuse, tout concourt à ce résultat. Voyageurs médecins, missionnaires, affirment à l’envi qu’il n’est pas question d’aliénés dans l’histoire des peuples sauvages. « L’organisation mentale, dit Maudsley. doit précéder la désorganisation mentale : comment donc le sauvage serait-il soumis à la folie, ce triste apanage des races civilisées? En lui point de passions complexes, de prédispositions héréditaires, mais un petit nombre de besoins très simples venant de ses appétits; le respect instinctif de la coutume des ancêtres lui tient lieu de code, de morale, de religion; il ne connaît ni l’amour idéal, ni